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Britannia

 Les sols anglais du IVe siècle av.J.-C. : la mosaïque de Hinton, St. Mary

    Les outils de documentation populairei actuels -émissions télévisées, radio et écrits- livrent généralement une idée vulgarisée du monde celte portée majoritairement sur l’Irlande et la France actuelles. Or, les Gaulois et les Irlandais ne représentent qu’une partie des peuples Celtes, auxquels peuvent s’ajouter les Ibères, Germains, Galates et Britanniquesii. La complexité de ces populations, dont les origines remontent au IIe millénaire avant notreiii ère en région germanique, et s’étendent dans toute l’Europe font, au XIXe siècle, objets de recherches concernant la définition de ces peuples, qui, compte tenu des multiples facteurs, reste partiellement abstraite.

Bien des formes telles le triskel ou la croix celtique marquent nos esprits dans l’idée que nous pouvons avoir du monde celte. Cependant, de nouvelles images se voient importées en terres celtes à partir de l’Antiquité et influent sur la production artistique, le mode de vie mais également les cultes dans certaines régions de l’Antiquité romaine à la naissance du christianisme.

En 43 ap. J-C., les troupes romaines conquièrent la Britannia (Grande-Bretagne actuelle), entraînant la circulation de formes iconographiques, architecturales et religieuses de la période claudienne à l’époque constantinienne, durant laquelle se diffuse le christianismeiv. L’expansion de l’empire romain forme une aire géo-culturelle au sein de laquelle se créent de multiples échanges qui enrichissent la production artistique de cette région insulaire.

Il s’agit ici de de s’interroger sur la mise en œuvre du répertoire iconographique « britannique » et « romain » en contexte de christianisation.

    Cette réflexion sera fondée sur la mosaïque de Hinton St Mary, trouvée en 1963 dans le Dorset au sud-ouest de l’Angleterre et conservée au British Museum. L’étude menée est restituée selon une logique de recherche en partant de la mosaïque, de ce qui la compose et de ce qu’elle représente. Une mise en série des formes permettra ensuite l’établissement d’hypothèses sur leurs origines stylistiques et géographiques. L’établissement et l’emploi de ses formes seront, pour finir, discutés en replaçant la mosaïque dans son contexte, entre domination romaine et christianisation.

 

      1. La mosaïque de Hinton St Mary

1.1    Découverte en 1967 sur les ruines d’une ancienne villa romaine située à Hinton, dans le comté du Dorset au sud-ouest de l’Angleterre actuelle, la mosaïque de Hinton St. Mary, conservée au British Museum intègre un vaste ensemble de mosaïques répertoriées sur les sols anglais. Ces nombreuses mosaïques -plus de 600- se situent dans la même région de la Bretagne antique.

Datée du deuxième quart avant J.-C., cette œuvre s’inscrit dans une aire géographique alors sous domination romaine. Effectivement, depuis la conquête de Claude en l’an 43 de notre ère, la Britannia, ou Bretagne, alors habitée par des groupes de populations dispersés, accueille une nouvelle culture et vit sous tutelle d’un Empereur jusqu’au début du Ve siècle. Cependant, la péninsule anglaise communique avec le continent bien avant l’époque romaine : riches en matériaux tels tels le marbre de Purbeck, bronze et étain, les terres communément appelées « celtes » font l’objet de multiples échanges commerciaux par voie maritime depuis le IIe siècle av. J.-C.. Durant l’Antiquité les populations dites celtes développent un mode de vie qui leur est proprev, transformé progressivement par l’arrivée de nouveaux cultes et images venus de l’Empire Romain. Ce dernier, lui-même bouleversé par la proclamation du christianisme comme religion officielle en 312, développera la mise en image et la diffusion du culte Chrétien sur l’ensemble de son territoire, dont la Bretagne, alors gouvernée sous Constantin.

 

Les nouveaux thèmes iconographiques du IVe siècle semblent ouvrir une période de tâtonnements et d’expérimentations, dont témoigne la mosaïque de Hinton St Mary. Les données archéologiques ne permettant pas d’assurer le type d’édifice qui abritait cette mosaïque, plusieurs hypothèses sont formulées concernant le type et la fonction du bâtiment. Qu’il s’agisse d’un triclinium, d’une chapelle privée ou encore d’une église, la mosaïque le constituant se place dans un contexte de syncrétisme, où le culte naissant est probablement encore en cours de définition.

 

 

 

 

 

IVe siècle ap J.-C., Mosaïque Hinton St Mary, British Museum. ©Trustees of the British

1.2    La mosaïque de Hinton St Mary se déploie sur un ensemble de 8,6 mètres de long sur 5,9 mètres de large, qui s’articule en deux pièces distinctes séparées par un seuil. La plus petite, de forme rectangulaire, présente un médaillon central figurant un homme armé d’une lance monté sur un cheval et combattant une créature, bordé de deux panneaux rectangulaires dans lesquels s’inscrivent des cerfs chassés par des chiens. Un rinceau végétal encadre le médaillon central, qui s’inscrit dans un carré dont les écoinçons figurent des coupes desquelles naissent des ornements curvilignes. Un panneau de peltes suivit d’une tresse à plusieurs brins assurent l’articulation entre les deux espaces. La deuxième pièce, plus vaste et carrée présente une composition centrée. Sur chacun des bords, des registres semi-circulaires figurent trois scènes de chasses animales similaires à celles de la première salle et un arbre au feuillage déployé. Quatre personnages bordés de deux fleurs s’inscrivent dans les écoinçons. L’emblema présente le buste d’une figure, de face, couronnée d’un Chrisme et encadré de deux grenades. Ce médaillon central est encadré d’une bordure de postes, d’une tresse et d’une chaîne crénelée -présente également sur les demi-médaillons. Tous les panneaux sont délimités d’une bordure et l’ensemble est lié d’une tresse à deux brins dont des entrelacs plus complexes assurent la continuité du motif sur l’ensemble de la mosaïque.

Habillés à la romaine, les figures possèdent une expression similaire. Le rendu de l’anatomie présente quelques maladresses comme en témoigne les coudes des figures dans les écoinçons. Les articulations des hommes et des animaux sont adoucies et curvilignes. Ce traitement « stylisé » se confirme dans le traitement de la crinière des animaux et de la végétation, affichant un rendu élancévi et curviligne. En terme de spatialité, une horreur du vide semble être présente de par l’abondante présence de décors géométriques ainsi que par la place occupée par les scènes figurées dans les panneaux. Bien que des superpositions de plans soient notables -par exemple la plupart des cerfs et des chiens s’inscrivent plastiquement sur des arbres - la gestion de l’espace ne semble pas totalement acquise, comme en témoigne l’animal chassé qui s’inscrit derrière le cerf : le bas de son corps n’est pas représenté.

Malgré l’emploi d’une palette restreinte - principalement à base de rouge, blanc, brun et noir - cette mosaïque réalisée en opus tessellatum présente des nuances dans les volumes des corps : les zones d’ombre sont marquées par des bandes de valeurs plus foncées sur les figures, mais aussi sur les arbres, fleurs et décors géométriques. Les figures sont cernées de tesselles noires, ces dernières marquant également les plis des vêtements et les détails anatomiques. Fixant le spectateur, la figure centrale vêtue d’une tunique et d’un « pallium »vii, plus aboutie que le reste de la mosaïque et ajoutée à posterioriviii pourrait s’apparenter à un travail de maître, ou d’un autre atelier.

 

1.3.    La mosaïque ne se développe en Bretagne qu’à partir de la conquête romaine, important également les thèmes iconographiques complétant cette technique. Les figures présentes dans chacune des pièces seraient importées des thèmes iconographiques romains de l’époque. La créature à tête de fauve, pourvue d’une tête de chèvre sur le dos et d’une queue de serpent - chassée par un cavalier et son cheval pourrait ainsi s’apparenter à Bellérophon chassant la Chimère – en notant toutefois que l’équidé est ici dépourvu d’ailes.

Les écoinçons de la pièce carrée représenteraient les quatre vents ou saisons, comme en témoignent de nombreuses mosaïques de l’époque impériale. Plus problématique est l’emblema : sortie de son contexte, le thème du Christ entouré des évangélistes semble plausibleix. Toutefois, malgré la présence du chrisme, la période de changement de mentalité dans lequel se trouve la mosaïque est trop précaire pour fixer cette hypothèse. Cette période de tâtonnement s’illustre dans cette mosaïque par un réemploi de formes au service d'un renouvellement iconographique). Le canevas mis en œuvre à Hinton est par exemple semblable aux schémas de compositions de Rhénanie.

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      2. Un répertoire iconographique composite

2.1.    La richesse du répertoire iconographique semblerait ainsi héritée d’un monde romain, mais qu’en est-il du traitement de ses formes ? Diffusé et réinterprété, l’aemulatio autour des images est, dans le cas présent, breton. Or, les formes utilisées dans la technique de la mosaïque arrivent ici sur une terre qui dispose d’un passé culturel et religieux avec ses propres moyens de représentation. En effet, la mosaïque en Rhénanie, Gaule et Bretagne se développe lors de l’expansion de l’Empire Romain. Ces régions, d’origine celtesx devenues romaines plus tardivement vont ainsi composer les thèmes et formes importés de sorte à tirer un style qui leur est propre. D’abord fortement influencé par les mosaïques géométriques bichromes au Ier et IIe siècles - les premières mosaïques en terres indigènes auraient été faites par des artisans romains -, l’Europe de l’Ouest se constitue un univers pictural singulier combinant des influences multiples.

Les peltes présentes sur la mosaïque sont un motif qui se développe beaucoup en Gaule et en Rhénaniexi. Ainsi, en Rhénanie et en Bretagne, des registres de peltes articulent les compositions. Dans le passé culturel celtique, cette forme peut évoquer le traitement de certains objets métalliques, notamment les boucliers.

Les tresses, contrairement aux figures humaines, se déploient sous forme d’entrelacs complexes et aboutis : ce motif, largement diffusé à l’époque impérialexii résonne, en terme de justesse d’exécution et de renduxiii, avec l’orfèvrerie dite celte, tels en témoignent les torques, mais aussi le motif du nœud celtique et autres entrelacs omniprésents dans la production artistique celtique.

Les décors géométriques anguleux, dont la représentation croît à l’époque impériale ne font pas l’unanimité sur les sols de Bretagne - comme la mosaïque de Frampton, datant du début du IVe siècle. Effectivement, les populations indigènes semblent parfois délaisser les formes et compositions anguleuses - les triangles successifs, svastikas, losanges et étoiles, bien qu’employés, ne trouvent pas une place aussi importante que les formes curvilignes, à bords adoucis.xiv

Ainsi, les rinceaux végétaux présents en mosaïque comme sur la peinture de troisième style retentissent en Bretagne.

 

2.2    En terme de composition générale, le groupe d’animaux autour d’une figure centrale peut trouver son modèle dans des mosaïques d’Orphée, comme à Saint-Romain-en-Gal ou à Newton St Loe, datant du IIIe siècle.

La figuration de la flore présente un apport à priori venant du monde romain, ou oriental : la grenade. Figurée sur les murs du IIe siècle comme par exemple à la Villa Livia à Prima Porta, mais également présente sur des mosaïques de l’Orient à l’Afrique du Nord. Le traitement synthétique des fleurs et de la végétation - loin de la peinture de paysage de Pompéi - trouve plus son écho dans la Gaule du Nord et la Rhénanie. Les corps animaliers semblent également être de facture gauloise ou germanique - à Trêves notamment - de par l’élancement des silhouettes et le traitement schématique des crinières et queues des équidés.

Le caractère souple, curviligne et élancé des animaux peut évoquer les statues celtiques de bois trouvées en Allemagnexv, où les cornes mais également la forme des yeux et la représentation schématiques des membres sembles reprises dans la production artistique en Bretagne. Il conviendrait aussi d’évoquer des œuvres du Danemark tel le chaudron de Gundestrup, sur lequel les cornes du dieu Cernunnos ainsi que les animaux qui l’entourent affichent une ressemblance avec la mosaïque de Hinton.

 

 

Le chaudron de Gundestrup, mi IIe siècle av. J.-C.,  Nationalmuseet. Copenhague.© akg-images / Erich Lessing 

2.3.    La représentation de Bellérophon et Pégase est fortement diffusée dans l’empire et présente à Trêves, puis répertoriée dans 4 mosaïques anglaises - dont celles de Hinton et de Frampton. L’iconographie d’un cavalier sur son cheval peut s’apparenter à l’image du « cavalier à l’anguipède » ou de Jupiter-Taranis affrontant le géant, présentes en Gaule. Concernant l’image du cavalier, ce type d’iconographie est également présent en Bretagne, comme en témoigne une statuette trouvée dans le sanctuaire de Brigstock à Petaborough, figurant Mars, à dos de cheval, assimilé à des dieux celtes. La copie d’une statue de Mars Lenus originaire de Rhénanie est également attestée à Caerwent.

Dans la production artistique celte, certaines bases de représentation du visage semblent persister dans les représentations ultérieures. En revenant un instant sur le chaudron de Gundestrup, il est notable de comparer la figuration schématique et caractéristique du visage, au niveau du trait continu qui forme les yeux et le nez, puis des cheveux, regroupés en mèches épaisses et coiffés en arrière - pouvant également évoquer les coiffures parotides des korè grecques durant la période archaïque. La figure de l’emblema trouve un écho, bien que la marque synthétique reste visible, dans certaines monnaies de Constantin, notamment au niveau du menton à deux bosses accolées. Ce modèle prend place également sur certaines mosaïques de Trêves.

 

Cette sélection de motifs pourrait ainsi témoigner d’une liberté dans les choix de représentations malgré la domination romaine, et traduire une création d’identité « bretonne » non pas par le rejet d’une nouvelle culture en employant les formes du passé, mais en tirant certains motifs romains pouvant s’associer à ceux de la culture celtique. Effectivement, une évolution est visible entre les sols bretons du Ier siècle, notamment la mosaïque birchrome du palais de Fishbourne dans le Sussex, l'arrivée de la polychromie et la prise de parti pour l'emploi des formes majoritairement curvilignes dasn les compositions et le traitement des corps. Sans renier l'influence -considérable- des Romains dans l'art breton, certaines caractéristiques de l'art celte définies pat Miranda Green, demeurent dans la production artistique "britto-romaine". C'est dans une société hybride qui se développe en Bretagne à partir du IIe siècle.xvi

 

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      3. Le dessin d’une société hybride : entre acculturation et syncrétisme 

3.1.    La Britannia du IIIe siècle évolue dans un cadre de vie romain développé depuis la conquête de Claude. Bien que le terme de « romanisation » soit tentant et synthétise le contexte, son emploi pose des idées sur deux points pouvant pousser à une vision trop arrêtée du contexte social et religieux. Bien que les Romains conquièrent la Bretagne, la langue celtique est encore majoritaire : seulement 3 à 4 % de la population de ces terres viennent du continentxvii. C’est donc avec une certaine liberté qu’évolue la société indigène. Ainsi, le mode de vie à la romaine, adopté par l’aristocratie « celte » ne s’impose pas par la force mais émane d’une « volonté de changement » face à la découverte d’une nouvelle culture.xviii Les élites sont éduquées par des érudits du continent tel Demetrius de Thracexix et importent peu à peu les formes romaines : de la mode vestimentaire, les architectures publiques -comme les thermes à Bath au IIe siècle-, puis privées, avec l’univers qui les composent, dont les vases et la mosaïque par exemple. D’autre part, le terme « romanisation » pose une barrière au niveau religieux si l’on se cantonne à la présence des divinités romaines. Effectivement, la culture romaine, elle-même hybride, se nourrit de formes et cultes venus d’Orient tels le mithraïsme et le culte de Cybèle, qui circuleront à leur tour dans la péninsule Bretonne – des temples de Sarapis et d’Isis sont érigés à Londres et York.

Ce phénomène d’acculturation matérielle prend également place dans les cultes : un syncrétisme apparent se développe dans la religion dite « britto-romaine ». Les dieux celtes de Bretagne prennent des traits humains et s’habillent à la romaine tandis que les divinités romaines s’associent à des représentations animales. Des associations se créent entre les figures divines de par leur fonction ou leurs attributs : par exemple, un Autel de Chester est dédié à Jupiter Optimus Maximus Taranus (Taranis étant une divinité principale du monde celte).

Ce syncrétisme dans un territoire plutôt prospère entraîne une période d’émulation et de diffusion de nouvelles formes : Tacite mentionne la « formation aux arts libéraux aux fils des notables ».xx Effectivement, l’importation de nouveaux médiums amène la création d’ateliers et la formation de céramistes et de mosaïstes du Ier siècle au IVe siècle. Il ne s’agit pas pour les Romains d’effacer les formes celtiques au profit des leurs, ils préfèrent d’ailleurs « les qualités naturelles des Bretons aux talents acquis des Gaulois ».xxi Au fil du temps et avec une maîtrise de plus en plus accrue de la mosaïque, des écoles adoptent un style propre et se distinguent en Bretagne. David Smith identifie ainsi cinq écoles à Dorchester (Durnovarian), Cinecester, Water Netwon, Brough-on-Humber et Silchester ou Winchester.

    C’est dans un espace hybridexxii et complémentaire qu’évolue la Britannia à partir du Ier siècle de notre ère, constituée par l’emploi d’images et pratiques continentales s’associant à la culture bretonne, qui possède un monde divin ancien. Ce nouveau cadre de vie débouche sur un syncrétisme global mêlant cultes celtes, gréco-romains mais aussi orientaux tels le mithraïsme. Cependant, un nouveau type de culte romain voit le jour à l’époque claudienne et est importé en Bretagne : le culte impérial.

 

3.2.    Le culte du numenxxiii de l’Empereur divinise ce dernier de façon directe et passe par la création de temples impériaux. Associé à une divinité, le pouvoir divin de l’Empereur se manifeste par une matérialisation, une mise en image. Prenant place dans les formes architecturales religieuses, le culte impérial se diffuse sur tout le territoire Romain. Un temple de Claude est par exemple attesté à Londres au IIe siècle. La figure de l’empereur connaît une large diffusion sur de nombreux médiums tels la peinture, sculpture, mais également les monnaies. En effet, compte tenu de l’importance du commerce entre le continent et la Bretagne, de nombreux modèles de monnaies circulent et des ateliers de frappe se créent en sols indigènes, à Londres en particulier. Ainsi, les scènes figurées et les portraits impériaux circulent largement de la Bretagne à la Gaule, et jusqu’à la péninsule ibérique. Le changement du monnayage et des souverains entraîne l’adoption de l’iconographie des nouvelles monnaies : par exemple, la création du solidus par Constantin, est frappée d’une image propre à cette monnaie. L’adoration du numen de l’empereur, de ses triomphes, la célébration de ses conquêtes et victoires connaissent une postérité et se développent largement sur de nombreux supports.

En 312, la victoire de Constantin face à Maxence sur le pont de Milvius marque le début d’un profond changement religieux en Occident. Le chrisme qui lui serait apparu dans un songe la veille de la bataille et adopté comme symbole par toute son armée entraîne la victoire de Constantin : ce n’est alors pas sous la protection d’une divinité romaine que les troupes combattent mais sous celle de Dieu. Le triomphe de Constantin, mis en image pas l‘association de la figure d’un gouverneur au Chi-Rho se développe principalement à partir de 336xxiv mais est attesté dès 315 comme en témoigne la frappe du médaillon en argent de Constantin à Milan, où il est figuré de trois quart avec son cheval et couronné du chrisme.xxv

 

La similitude entre le portrait de Constantin avec la figure présente sur l’emblema sur mosaïque de Hintonxxvi pose la question de l’identité de la personne représentée : s’agit-il du Christ ou le Chi-Rho symbolise t-il l’empereur ? Ainsi, dans un contexte d’une religion tout juste officialisée et de culte impérial, l’association du signe du Christ à Constantin apparaîtrait avant tout comme un symbole politique, lié au triomphe de l’empereur. Bien que ce chrisme puisse s’associer à la divinisation de Constantin, ou du moins à sa relation avec le monde céleste, la notion d’utilisation d’un signe comme image de « propagande » politique de la figure de Constantin semble plausible dans un contexte de diffusion et de réception des nouvelles formes iconographiques liées à une nouvelle mentalité – et éventuellement à un désir d’unification de l’Empire de Constantin fondé sur une seule et même grande religion nouvelle pour tous.xxvii

Mais l’acceptation de thèmes et types de représentations nouveaux, au-delà de la diffusion d’un nouveau mode de vie et de nouveaux cultes se doit d’être comprise en prenant compte le cheminement des objets, des images, mais aussi des hommes.

       ©Trustees of the British

 

3.3.    D’origine orientale et jusque là mineur dans le monde romain, le christianisme, proclamé en 312 comme religion officielle, entame une vaste diffusion au sein de l’Empire. Pour l’étude d’une mosaïque de Britannia, la présence de trois évêques bretons au Concile d’Arles en 314 semble d’intérêt majeur dans la question de christianisation d’un espace insulaire : ce ne sont pas ici seulement les images qui arrivent en Bretagne, mais les évêques, de York, Londres et Lincoln qui circulent dans l’Empire. Les relations humaines amènent la notion d’idées « directes », véhiculées par oral ou par écrit et tendent à unifier l'espace de l'empire romain. De surcroît, la transmission de modèles, de textes et plans d’édifices pour l’édification d’une nouvelle religion est tout à fait possible, et pourrait influencer les futurs hommes d’églises bretons dans la commande d’un nouveau type d’édifice : l’église -tirée du plan de la basilica romaine. Face à la construction de nouveaux bâtiments et d’une nouvelle morale, la question de la conversion au christianisme, vulgarisée à tort comme une extermination brutale des païens réticents est en réalité progressive. La cohabitation entre païens et chrétiens est effectivement tolérée chez Constantin.xxviii En Bretagne, les populations rurales du sud-ouest font preuve d’une réticence contrairement à celles de l’est, qui adoptent plus aisément les formes du christianisme naissant – Londres étant une cité importante traversée par une voie romaine, au chœur des relations avec le continent.xxix

Le passage au christianisme implique un changement de morale selon laquelle le fidèle, dévoué à Dieu, vit de sorte à ce que ce dernier soit satisfait de son comportement. Les hommes, qui se trouvent satisfaits lorsqu’une divinité païenne « répond » à leur souhait suite à une offrande, se trouvent plus détachés du monde divin, dans lequel les dieux vivent majoritairement entre eux et pour eux. Cette différence majeure entre paganisme et christianisme – dont Jésus Christ s’est sacrifié pour l’Homme – peut émettre l’hypothèse d’une cohabitation entre ses dieux, Dieu apparaissant comme une divinité parmi les autres mais de « fonction » différente et complémentaire à la fois. Il convient alors de prendre des précautions sur l’emploi du terme, au IVe siècle, de « monothéisme ». En effet, en quoi le syncrétisme installé tout au long du Ier à la fin du IIIe siècle ne tolérerait pas un nouveau Dieu ? La mosaïque de Hinton St Mary fournirait-elle en cela un témoignage de cette période de tâtonnement et de définition d’identité religieuse ? L’explication de la présence de Bellérophon tuant Pégase confrontée à un signe Chrétien comme un signe de conformisme et de rejet de la chrétienté, ou inversement, de l’imposition du christianisme par la force, bien que tentante, se doit d’être mise au second plan et pensée dans un contexte d’acculturation totale et de définition d’un répertoire iconographique pour mettre en image un dieu nouveau. Prenant ses sources dans une région interdisant toute représentation de Dieu, le christianisme ouvre en Occident un champ de représentations inexplorées à inventer. Habitués à matérialiser leurs dieux, les païens n’ont à leur disposition, hormis le chrisme, de modèles pré-établis pour la figure du Christ et l’univers chrétien : c’est à partir des formes contemporaines que va progressivement se construire l’iconographie chrétienne.

Au-delà de l’interprétation « païenne » de Bellérophon sur Pégase, il pourrait s’agir d’un thème vecteur de la genèse de la lutte du bien contre le mal, dualité qui régit bien des religions alors présentes en Bretagne, comme le mithraïsme par exemple.

Mais il est aussi possible que le désir de compréhension de la moindre tesselle posée pousse à la sur-interprétation : peut-être que ce thème, ainsi que les animaux figurés ne sont que réemploi de formes pour meubler l’espace d’un univers pittoresque - bien que peu probable ? Dans le cas de la représentation de Constantin, identifié par le chrisme comme symbole politique et par des traits qui le caractérisent sur bustes et monnaies, les animaux chassés peuvent faire allusion à la puissance de l’empereur, comme témoignant son triomphe – bien que la Bretagne soit sous la tutelle de Constantin, les bretons évoluent dans une liberté qui rend cette interprétation peu probable.

Sachant que l’emblema aurait été ajoutée postérieurement et compte tenu de l’époque de la composition de la mosaïque et de la durée de la confection d’un tel sol, il se pourrait également que la mosaïque ait été commencée avec un thème habituel du monde romain, puis finie en contexte chrétien, suite à l’édit de Milan – le changement de programme pouvant venir d’un homme d’église, ou d’un Celte érudit selon le type d’édifice alors pensé. Cette hypothèse suggérerait ainsi que la mosaïque soit commencée par la salle rectangulaire, puis terminée par la plus imposante, et recevant une emblema refaite avec l’ajout d’un chrisme.

    L’ambiguïté de l’identification de la figure centralexxx est peut-être volontaire dans le cadre de divinisation de l’empereur et de religion nouvelle, qui pourrait marquer un sentiment de confusion face à un bouleversement social et politico-religieux. Il n’en résulte pas moins que cette mosaïque ouvre un champ de recherche sur la compréhension de la christianisation en Bretagne.

 

 

    Le IVe siècle en Britannia est une période complexe dont la mosaïque de Hinton St Mary montre l'aspect hybride de la société. L'acculturation entre Celtes et Romains comprend une association de formes qui semblent faire écho aux traditions. D’abord caractérisé par des mosaïques géométriques bichromes correspondantes aux goûts contemporain des Romains puis évoluant par de nouveaux apports contemporains, les « Celtes » semblent s’approprier certaines formes au détriment d’autres afin de composer un répertoire original, majoritairement composé de rinceaux feuillagés, de figures allongées, de courbes et entrelacs, propre à leur régions -subdivisé en écoles locales qui présentent leurs propres variantes

Cette « identité visuelle » qui émane d’une culture hybride, traduit la notion de complémentarité, d’acculturation des sociétés bretonnes. La « romanisation » n’efface ni ne supplante la culture celte mais la complète.

Cette notion de « traditionalisme » régional d’illustre plus particulièrement aux débuts du christianisme. Né d’une région où la figuration de son dieu est interdite, la religion chrétienne ouvre une page blanche en Occident, qui mettra en œuvre les formes régionales pour figurer un Dieu qui n’a jusque là qu’une image immatérielle, mentale. Seul un ensemble de lettres : le chrisme dépasse la fonction religieuse de son symbole et s'associe au triomphe de Constantin. Qu'il serve à des fins religieuses ou politiques, le Chi-Rho, ne s'associe non seulement à la figure divine mais également à l'Empereur, révélant ainsi le caractère divin de sa puissance.n seulement.

 

C’est donc sous une absence de repères visuels que semble se développer une tradition iconographique régionale qui s'affirme dans le Haut Moyen-Âge, menant par exemple à l'apparition l'icône en Orient, et permettant aux mondes insulaires Irlandais, mais aussi Britanniques, dont en témoigne l'évangéliaire de Lindisfarne au VIIe siècle, à un réemploi massif des formes du passé et une affirmation d'identité que l'on pourrait alors qualifier de "Renaissance Celte".

 

 

Julie Clairand, Nicolas Trouillet, Marion Senée

 


 

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http://www.britishmuseum.org/research/collection_online/collection_object_details.aspx?objectId=808670&partId=1

 


NOTES :
 

i Bien que les ouvrages de publications ainsi que les documentations audio-visuelles scientifiques soient exclus, un amalgame entre les différentes population celtes est fait. Dans le cadre de cet exposé, l’emploi de ce terme ne se cantonne pas à l’aire linguistique mais à l’aire géo-culturelle celtique.

ii Dans le cas où le terme de « celtes » est employé par une approche géographique, la réalité est d’autan plus abstraite.

iii Les celtes sont nommés pour la première fois au Ve siècle av. J.-C., toutefois leur généalogie remonte dans le temps, mais l’absence de sources textuelles tend à rendre difficile l’établissement précis de ces peuples (or contexte archéologique).

iv La Grande-Bretagne est encore sous domination romaine en 313, la Grande-Bretagne est alors sous la surveillance de Constantin lors de la division de l’Empire en 4.

v Attention, ne pas englober les celtes avec les Irlandais ou les Gaulois, trop facile, les Bretons ont leur dieux propres (Britannia GAILLOU)

vi SMITH David, « Three Fourth-century schools of mosaic in Romain Britain » La mosaïque gréco-romaine, Colloque international du Centre National de la Recherche Scientifique, 29 Aout au 3 Septembre 1963, , Editions du CNRS, Paris, 1963, p. 95 à 116

vii SMITH David, « Three Fourth-century schools of mosaic in Romain Britain » La mosaïque gréco-romaine, Colloque international du Centre National de la Recherche Scientifique, 29 Aout au 3 Septembre 1963, , Editions du CNRS, Paris, 1963, p. 95 à 116

viii L’emblema de la mosaïque a en effet été ajouté à posteriori.

ix Cette identification du Christ, facile et étonnement plus attirante, est d’ailleurs l’hypothèse défendue par le British Museum dans le contexte muséologique de la présentation de la mosaïque.

x Géographiquement parlant.

xi PARLASKA Klaus, Die Rominschen Mosaiken in Deutschland, Walter de Gruyter & Co, Berlin, 1959, Cf, Table 29, 6.

xii Ce motif se orne sols et murs de l’Orient à l’Afrique du Nord.

xiii Tenant compte de la nouveauté de la technique de la mosaïque en Bretagne, la forme de la tresse, adaptée dès les premières réalisations de sols bretons, adopte directement des formes complexes, présentes sur les mosaïques gréco-romaines dont la région, quand à elle, pratique cet art depuis bien des siècles.

xiv Les motifs géométriques noirs et blancs, prédominants au Ier et IIe siècle, se voient supplantés par un répertoire plus vaste de motifs, qui se développera jusqu’à la fin de la mosaïque britto-romaine à la toute fin du IVe siècle. La villa de Lullingstone fournit une illustration concrète de cette évolution : seule la bordure géométrique, composée de méandres et svastikas date du Ier siècle, la composition centrale est modifiée au IVe siècle et marque l’évolution stylistique de la mosaïque, qui est alors à son apogée.

xv GREEN Miranda J., The Celtic World, Routlredge, London, 1995, pp. 364

xvi GREEN Miranda J., The Celtic World, Routlredge, London, 1995, pp. 345

xvii Issu d’une famille romaine, Valerius Veranius est par exemple présent dans le Kent In GAILLOU Patrick, Britannia

xviii Sans prendre en compte les hérésies celtes situées principalement au nord et à l’ouest de l’Angleterre actuelle.

xix In GAILLOU Patrick, Britannia

xx In Tacite, Vie d’Agricola, XXI : « Sequens hiems saluberrimis consilis absumpta ; namque ut homines dispersi ac rudes coque in bella faciles quieti et otio per uopuptates adsuescerent, hortari priuatim, adiuuare publice, ut templa, fora, domos exstruerent, laudando promtop, castigando segnis : ita honoris aemulatio pro necessitate erat.Iam uero principium filios liberaibus atribus erudire, et ingenia Britannorum studiis Gallorum anteferre, ut qui nodo linguam concupiscerent. Inde etiam habitus nostri honor et frenquens toga ; paulatimque discessum ad delenimenta uitiorum, porticus et balnea et conuiuiorum elegantiam ; idque apud inperitos humanitas uocabatur, cum pars seruitutis esset. »

xxi In Tacite, Vie d’Agricola, XXI, (voir notice xviii).

xxii In GREEN Miranda J., The Celtic World, Routlredge, London, 1995, p. 6

xxiii In GAILLOU Patrick, Britannia

xxiv In, DEPEYROT Georges, La monnaie romaine, 211av J-C. - 476 apr. J.-C., Editions Errance, Paris, 2006, pp. 166-170

xxv Emis en honneur d’un donativum In, DEPEYROT Georges, La monnaie romaine, 211av J-C. - 476 apr. J.-C., Editions Errance, Paris, 2006, pp. 166-170

xxvi D’après les bustes et monnaies représentant Constantin, la figure de l’emblema de la mosaïque de Hinton St Mary, bien que stylisée et synthétique présente un menton et une forme du visage pouvant s’apparenter au portrait l’empereur.

xxvii Paul VEYNE parle d’ailleurs, en reprenant les mots de Hélène Monsacré, de « dieu grand » pour un « grand empereur », in, VEYNE Paul, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), pp.30.

xxviii In VEYNE Paul, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), pp. 20-24.

xxix In, GAILLOU Patrick, Britannia, Histoire et civilisation de la Grande-Bretagne romaine, Ier – Ve siècles apr. J.-C., Editions Errance, Paris, 2004, p. 87

xxx Cette ambiguïté est d’autant plus grande si l’on observe la similitude dans le traitement des visages, notamment au niveau de la chevelure, des yeux et du menton. Si la personne représentée est effectivement voulue comme Constantin, le chrisme prend son sens en terme de signe de reconnaissance de l’empereur (divinisé ou non). Si au contraire le choix de représentation du Christ était adoptée, alors le Chi-Rho s’apparenterait à la religion chrétienne tant que telle.

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