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La mosaïque de Dougga ou l'exemple de l'acculturation entre l'Afrique du Nord et Rome

  L’état de conservation exceptionnel de la cité de Dougga permet une immersion au cœur de la vie quotidienne dans la Tunisie antique. Située dans l’arrière-pays, elle a résisté à l’urbanisme moderne et pu ainsi rester intacte ou presque. C’est pourquoi en 1997 son site a été classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, ce qui affirme d’autant plus son caractère extraordinaire. Cela est en particulier dû à la découverte de nombreuses et splendides mosaïques datant majoritairement du IIIème siècle après J.-C. Elles sont aujourd’hui conservées dans le plus grand musée tunisien, le Bardo. Ces mosaïques ont permis de mettre en évidence une étonnante diversité culturelle et artistique, fruit de l’acculturation entre le monde romain et l’Afrique du Nord. 

Première capitale du royaume Numide et véritable carrefour commercial, c’est sous le joug de l’Empire romain que Dougga bénéficie d’une grande période de prospérité. De fait, il est naturel de se demander dans quelles mesures la mosaïque de Dougga constitue un témoignage de l’implantation et de l’influence de la culture romaine en Tunisie. Nous serons donc amenés à comprendre le choix de Dougga comme une ville de référence dans la diffusion de la culture romaine en Afrique du Nord. À travers l’étude de la fameuse maison de Dionysos et Ulysse, nous présenterons plusieurs mosaïques, témoignages de l’effervescence artistique de la ville. Enfin, nous aborderons la question de l’originalité de cette cité au sein de l’Empire romain.

Carte de la Tunisie et situation de Dougga 

I- Une ville de choix favorisant l'épanouissement de la culture romaine

  En 146 avant J.-C., Carthage est détruite. À cette période, Dougga appartient à Massinissa, chef numide. Le territoire est indépendant, à la différence de l’Africa Vetus, occupée par Rome. Néanmoins, César, lors de la fin des guerres contre Pompée, supprime l’ensemble des royaumes numides. De ce fait, la province de Dougga, ainsi que de nombreuses autres en Tunisie, deviennent en 46 avant J.-C. des provinces romaines, l’Africa Nova. Deux décennies plus tard, l’Africa Vetus et l’Africa Nova s’unissent pour ne plus former qu’une seule entité, l’Afrique Proconsulaire.

Dougga est alors une ville en expansion, où la romanisation est rapide et profonde, cela sûrement aidé par le fait qu’elle n’est pas contrainte et forcée. Elle reste autonome d’un point de vue administratif. Par cela, Dougga est une « cité pérégrine », qui voit exister ensemble deux communautés juridiquement distinctes. En effet, elle est constituée d’un peuple autochtone de civilisation punico-numide qui forment le Pagus. Ces mêmes romains, que l’on nomme Pagi, vivaient en général à l’année dans Carthage. Cela explique le lien privilégié entre les deux cités, ce qui aura des répercussions - nous le verrons - dans l’art.

Dougga garde l’essentiel de son urbanisme numide en le mélangeant à des monuments typiquement romains, comme nous pouvons le voir par exemple avec les six arcs dédiés à Tibère, Caligula, Septime Sévère, Caracalla, Sévère Alexandre et aux Tétrarques. Cela montre une certaine cohésion dans l’ensemble de la population ainsi qu’une volonté évidente de romanisation et une large ouverture aux influences étrangères.
Dougga perd son caractère de cité double en 195 après J.-C. et devient alors « Municipum Thuggense ». Dès lors, tous les hommes libres deviennent citoyens romains. Cependant, c’est sous le règne de Gallien, en 261 après J.-C. que Dougga devient officiellement une colonie romaine. 


  Dougga est une ville de 25 hectares environ, placée sur une colline très accidentée. Le plan de la ville découle donc du relief, comme pour de nombreuses villes tunisiennes. De ce fait, en accrochant la ville à flanc de montagne, les urbanistes empêchent le choix d’un plan régulier. Cela est surprenant car le souci de la régularité est quelque chose d’important chez les romains. En découle des rues sinueuses et étroites, majoritairement piétonnes. Cette ville sert de point de rencontre pour la population environnante, comme le montre les thermes, lieu important de sociabilité, richement décorés. 

  Les cités africaines du IIIe et du IIe siècle avant J.-C. sont très riches et prospères. Ces régions sont le grenier de l’Empire. Elles fournissent le grain, le millet, l’huile d’olive ou encore le vin. Le rayonnement de l’Afrique proconsulaire dans l’ensemble de l’Empire attire de nombreux romains. Cette richesse permet aux habitants romains expatriés de se faire construire de riches villas somptueusement décorées, dont notamment par l’utilisation de mosaïques. Ceci explique leur développement dans cette région de l’Empire romain. 

En effet l’Afrique proconsulaire a réalisé plus de mosaïques qu’aucunes autres régions de l’Empire. Cependant, même si sa production est très dense, nous n’en avons aujourd’hui qu’un aperçu, car beaucoup ont disparues (notamment celles murales et au plafond). De plus nous n’avons fouillé qu’un dixième des sites connus, et aucun complètement. 

  Des mosaïques puniques trouvées au Ve et IIIe siècles avant J.-C. prouvent non seulement que cet art existait déjà avant l’arrivée des romains, mais qu’il était également déjà maîtrisé. À la suite de la destruction de Carthage, nous perdons trace de la mosaïque avant de la voir réapparaitre durant la colonisation romaine. 

À partir du Ier siècle après J.-C., apparaissent des mosaïques géométriques composées de tesselles blanches, sur lesquelles des tesselles noires forment le motif recherché. Cette technique est empruntée à l’Italie, ce qui confirme cette influence du nord de la Méditerranée, au début, dans la mosaïque de l’Afrique du Nord. 

Le début du IIe siècle après J.-C. est une période de formation et de recherche. Deux ateliers commencent alors à se distinguer dans la production de mosaïques en Tunisie. Celle qui est considérée comme la première est l’école dite de Carthage. Elle fournit un répertoire de modèles pour les sites de l’intérieur des terres, comme Carthage, Dougga, ou Utique. La seconde école est celle dite de Byzacène. Elle influence les villes côtières comme El Jem, La Chebba ou encore Acholla. Cet atelier est d’ailleurs perçu comme plus inventif et créatif que celui de Carthage. Les mosaïstes africains se sont effectivement vite émancipés de l’influence italienne pour créer un art original et affirmé, propre à sa zone géographique.

Au IIIe siècle après J.-C., la production de mosaïques en Afrique du Nord s’intensifie. La polychromie triomphe et devient une de ses caractéristiques. Nous trouvons une grande richesse dans les couleurs, les détails et les thèmes. Les figures représentées à cette époque sont idéalisées et les scènes assez codifiées. Elles reprennent majoritairement les poèmes homériques bien que nous trouvons également des scènes de la vie quotidienne. C’est surtout dans les compositions florales et géométriques que les mosaïstes se permettent plus de créativités. Par la suite, à la fin du IVe siècle après J.-C., la mosaïque africaine est à son apogée et se diffuse en modèle partout dans l’Empire romain. 

  Comme dans le reste de l’Empire, les mosaïques d’Afrique du Nord retrouvées sont majoritairement issues d’habitations. Elles reflètent les motifs et sujets à la mode de l’époque mais également les goûts et préoccupations des propriétaires. Les thèmes mythologiques par exemple témoignent chez le commanditaire d’une culture raffinée et la connaissance d’ouvrages et de récits littéraires. Ceci reflète bien le caractère exclusif et privilégié que possède la mosaïque. C’est pourquoi les commanditaires n’hésitent pas à insérer dans leurs habitations de somptueuses mosaïques comme nous pouvons le voir dans plusieurs maisons de Dougga. 

Et notamment dans celle appelée aujourd’hui maison de Dionysos et Ulysse. 

Figure 72 = Dionysos adolescent porté par un tigre

Figure 79 = Dionysos et les pirates

Figure 185 = Ulysse et les sirènes

Plan de la maison de Dionysos et Ulysse

II- La mosaïque à Dougga, à travers celles de la maison de Dionysos et Ulysse

  Les exemples de mosaïques sont nombreux à Dougga. Nous avons décidé d’étudier des œuvres issues d’une habitation appelée la "maison de Dionysos et Ulysse". Ce surnom provient de trois des mosaïques qu’elle abrite, représentants des épisodes mythologiques d’Ulysse et Dionysos.

De part son aménagement, la maison remonte vraisemblablement vers 250 à 265 après J.-C., soit sous l’époque de l’Empereur Gallien. Elle est donc édifiée durant le fort développement de la cité, lorsque cette dernière acquiert le statut de colonie romaine. La maison se situe sur une pente qui descend vers la vallée, dans un quartier composé de nombreuses riches habitations. Citons par exemple les maisons des "Trois Masques" ou du "Labyrinthe" à proximité. Elle se situe également près des thermes, lieu important de sociabilité. Sur un itinéraire donc très fréquenté par les habitants de Dougga. Le commanditaire voulait sûrement une maison le représentant fièrement aux yeux de la ville et il va la faire décorer en conséquence.

  En détail, cette maison, a un étage, est très grande. Ici, nous focaliserons notre travail sur le rez-de-chaussée. Plus particulièrement l’atrium avec son implivium au centre, de forme trapézoïdale.

Cette partie de la maison attire notre attention, car elle contenait de nombreuses mosaïques, parmi les plus exceptionnelles de la cité. Aujourd’hui, elles ont été installées dans le célèbre Musée du Bardo, à Tunis, gage de la qualité des œuvres.

  Face au portique ouest, nous pouvons observer une mosaïque représentant les vers 160 à 200 du livre XII de l’Odyssée, le passage d’Ulysse et les sirènes, sujet peu représenté dans la mosaïque. Elle correspond à la figure 185 sur le plan précédent.

Ulysse et les sirènes, v. 260 ap. J.-C., mosaïque, 3.80 m x 1.30 m, Tunis, Musée du Bardo

   La mosaïque est datée d’environ 260 après J.-C. mesurant 3,80 mètres de longueur sur 1,30 mètres de largeur. Elle est globalement dans un bon état de conservation, hormis la partie haute et quelques fragments à droite manquants. Néanmoins, cela ne gêne pas la lecture de la scène représentée. La composition est horizontale, constituée de trois groupes. Le premier, à notre gauche, figure un homme portant une toge blanche. Il se trouve debout sur une barque, peu décorée si ce n’est d’aplats de bleue, jaune ou rouge. Il s’agit d’un pêcheur, identifiable à l’écrevisse qu’il tient dans sa main gauche. Ce personnage symbolise la navigation fluviale et par extension, il situe la scène dans la mer. Il regarde en direction du second groupe, situé au centre de la mosaïque. 

Le groupe central présente le navire d’Ulysse et ses compagnons de navigation. Ulysse, le héros, portant une toge blanche, est reconnaissable à sa position. Il est le seul debout, se trouvant au centre de l’embarcation, attaché au mât du bateau. Le héros est entouré de part et d’autre par deux marins armés de boucliers ovales, regardant dans la direction opposée. En effet, les marins ne prêtent pas attention au dernier groupe situé à notre droite. Il s’agit des sirènes. Ces créatures mythologiques sont connues pour leurs chants mélodieux, qui mènent à la perte des marins venant s’échouer sur les hauts-fonds. Les acolytes d’Ulysse se sont bouchés les oreilles pour se protéger. Désirant entendre le chant envoutant des sirènes sans en subir les conséquences, Ulysse s’est attaché les mains au mât.

Le navire est richement décoré. Des peintures ornent la grande embarcation composée de deux voiles et de nombreux avirons. Les mâts sont alternés de bandes bleues et dorées. Les voiles quant-à-elles sont blanches avec un quadrillage rouge.

Les sirènes, au nombre de trois, sont posées en bordure de plage. Derrière elles, des rochers, symbolisant le danger qu’elles représentent. Figurées mi-humaines, mi-animales, de tailles plus grandes que les hommes, c’est une représentation classique des sirènes durant l’Antiquité. Elles possèdent en effet des pattes ainsi que des ailes d’oiseaux mais un buste de femme. Celles situées aux extrémités jouent de la double flûte et de la lyre. Elles accompagnent musicalement les chants de la sirène centrale, distinguable à sa bouche entre-ouverte. Cette dernière se démarque également par ses habits, portant une toge bleue contrairement à ses partenaires à demi-nues.
Au bas de la composition, nous identifions la mer. Elle est figurée par neuf bandes horizontales alternées bleues claires et foncées. À gauche, deux dauphins sortent hors de l’eau et se dirigent en direction du navire d’Ulysse. Un fond blanc constitue le reste de la composition. Dans les zones d’espaces libres, figurent des poissons et des vagues stylisées, faites de deux lignes de tesselles reprenant les couleurs de l’eau.

La composition est encadrée d’un méandre blanc circulant en S dans des bandes latérales rouges et bleues. Le mosaïste rappelle ici les mouvements de la mer, ce qui confirme le thème marin de la mosaïque. 

  Bien que le fond blanc occupe une grande partie de l’œuvre, celle-ci est polychrome. L’embarcation d’Ulysse, notamment par sa dorure, ressort parfaitement et montre bien qu’il s’agit du sujet principal. La mosaïque représente certains éléments comme le navire d’Ulysse ou les boucliers de ses acolytes avec une grande minutie. Cela permet de comprendre comment étaient réalisées et décorées les embarcations grecques antiques. Mais elle n’est pas pour autant réaliste. Le navire n’est pas à une taille à l’échelle, tout comme l’écrevisse que tient le pêcheur. De plus, il n’y a pas de tentative de perspective. Les mosaïstes ont repoussé les sujets qu’ils voulaient faire apparaître plus ou moins loin, comme le bateau du pêcheur. L’ombre n’est elle aussi pas figurée, la composition est éclairée de manière homogène. 

Néanmoins, nous pouvons noter un travail certain sur le réalisme et l’expressivité des personnages. Les visages, comme les plis des toges, bénéficient d’un soin méticuleux. Cela est permis grâce à de très fines tesselles, permettant de modéliser les courbes et les traits, nombreux dans cette composition. 

Les sirènes sont ici des femmes-oiseaux communément à la représentation de l’époque. Elles représentent le danger qui peut survenir à n’importe quel moment en mer mais également le risque des tentations. Elles ont également une valeur culturelle, rappelons que la mosaïque témoigne de la culture littéraire et artistique des élites romaines d’Afrique du Nord. 

  En vis-à-vis de cette mosaïque nous pouvions trouver en une autre d’âge et de dimensions similaires, avant qu’elle ne soit également déplacée au Bardo. Elle représente également un sujet mythologique ainsi qu’un thème marin, Dionysos et les pirates (figure 79 sur le plan). Durant son adolescence, alors qu’il prenait route vers Naxios, Dionysos, dans la mer Tyrrhénienne, voit son navire abordé par des pirates voulant le capturer pour le vendre. Cette scène est issue de l’Illiade. 

Dionysos et les pirates, v. 260 ap. J.-C., mosaïque, 3.80 m x 1.30 m, Tunis, Musée du Bardo

  La composition est également en trois groupes. Celui à notre gauche est composé d’un modeste mais beau bateau embarquant deux personnages, des Amours. Leurs cheveux blonds reflètent la dorure de leurs ailes et des décorations du bateau. Ils se dirigent vers le sujet central, le navire de Dionysos. 

Le bateau est richement décoré de peintures géométriques et figurées aux couleurs vives. Nous remarquons un dauphin et un triton à la proue, une sirène à la poupe. Nulle voile ici mais encore de nombreux avirons qui témoignent de l’importance du navire. Nous y trouvons un animal et quatre personnages. Celui de gauche, nu, est un Satyre reconnaissable au pedum qu’il tient. Il regarde dans la même direction que l’homme à sa gauche, Dionysos. Ce dernier pointe son fameux thyrse vers un des pirates, attaqué également par son animal favori, la panthère. Dionysos, portant une tunique bleue, est représenté jeune. Cela est appuyé par la présence de Silène, l’homme âgé à droite de l’embarcation et à demi-nu. Il s’agit de son percepteur, cela est confirmé parce qu’il tient le gouvernail pour indiquer la voie à suivre. Il semble d’ailleurs donner des conseils au Dieu grec de sa main droite. Entre les deux hommes, une jeune femme. Il s’agit d’une Ménade, elle s’inscrit logiquement dans le registre dionysiaque de la composition. Comme les trois autres personnages, elle est couronnée de lauriers. Le groupe repousse trois pirates, qui nous l’avons dit, tentent d’aborder de force le navire. Au contact de l’eau, ces derniers se transforment en dauphins. C’est particulièrement le cas pour le pirate du milieu, le haut de son corps est déjà métamorphosé en mammifère marin. À leur gauche, un autre dauphin, sautant hors de l’eau, se dirige en leur direction. 

À notre droite, nous trouvons un nouveau bateau à la coque noire et blanche où prennent place trois pêcheurs. Alors que les deux de gauche extirpent un filet hors de l’eau, celui de droite fait écho à Dionysos en s’apprêtant également à lancer sa lance, sur un poulpe cette fois-ci. La voile rappelle celle que l’on trouve sur le bateau d’Ulysse, blanche quadrillée de rouge.

La mer est également représentée par des lignes horizontales bleues claires et foncées. Toutefois nous remarquons un effet audacieux de transparence. Les corps sont visibles dans l’eau. 

Le reste de la composition est là-encore marqué par un fond blanc avec des vagues stylisées et des poissons pour occuper l’espace et renforcer le sujet marin.

L’œuvre est encadrée par des motifs similaires à ceux que nous trouvions sur la mosaïque d’Ulysse. Et comme sur cette dernière, il n’y a pas de travail sur la perspective, le réalisme ou les ombres. Toutefois les mosaïstes ont respecté les codes classiques de représentation des scènes homériques. De plus le travail des mosaïstes a surtout porté sur la polychromie et l’effet de dynamisme. 

  En effet, la panthère nous l’avons dit, mord aux pieds l’un des pirates. Des gouttes de sang sont d’ailleurs figurées. Ce détail nous rappelle un passage de l’œuvre de Philostrate l’Ancien, Les Images. Même si inventé pour le travail d’ekprasis, il ne fait aucun doute que des peintures réelles aient servies de bases pour ses descriptions. Cela confirme le caractère très littéraire et épique de la mosaïque avec le mouvement et la détermination visible à travers tous les personnages et le navire de droite. De fines tesselles permettent en effet là encore des traits fins. Ceci apporte du réalisme et des détails aux représentations. 

  La mosaïque d’Ulysse et les sirènes et celle de Dionysos et les pirates peuvent être rapprochées. En premier lieu, par leur situation dans la maison, elles sont en vis-à-vis. Leur localisation, l’impluvium, lié à l’eau, inspire des œuvres à thème maritime. Nous remarquons également de nombreuses similarités dans leur traitement. Les deux compositions sont divisées en trois groupes. Un groupe de deux personnages à gauche et de trois à droite. La scène principale est au centre, ce qui permet d’identifier facilement le sujet de l’œuvre. Nous trouvons à chaque fois des dauphins à notre gauche. Nous pouvons également remarquer des traitements similaires pour la représentation de l’eau. L’occupation de l’espace est également proche, avec l’ajout de poissons et de vagues stylisées dans les zones libres. Le travail est également beaucoup plus porté sur la polychromie que sur le naturalisme. Les couleurs définissent les différentes zones de la composition. En bas, le bleu symbolise la mer, en haut le vide est représenté par du blanc pour ne pas attirer l’œil. Le sujet principal est à chaque fois au centre, dans un navire. Un navire doré. En revanche, la perspective et les ombres ne sont guère soignées. 

Ces rapprochements peuvent indiquer qu’il s’agisse du même groupe de mosaïstes qui a réalisé les œuvres. D’autant plus qu’elles sont datées de la même période, vers 260 après J.-C.

  Nous notons également une diversité des espèces de poissons (seiches, poulpes notamment) pour rappeler le caractère marin et donc, occuper l’espace libre. Ils n’ont pas d’incidence dans la compréhension de la scène mais ont un rôle malgré tout important. Cela dénote une certaine culture voir peut-être même une passion pour la pêche du propriétaire. 

  Enfin, nous trouvons une dernière autre et grande mosaïque dans la maison de Dionysos et Ulysse. Elle représente également un épisode homérique. Et il s’agit de nouveau de l’adolescence de Dionysos. Il convient en effet de rappeler que le mythe de Dionysos est particulièrement représenté dans les mosaïques nord-africaines. Cela provient très probablement du lien entre le Dieu grec et d’anciennes divinités locales de l’époque punique. En revanche cette mosaïque est plus récente, datée du début du IVe siècle. Elle se différencie aussi de par ses dimensions plus importantes, elle mesure 5 mètres de côté (les précédentes : 3,80 mètres sur 1,30 mètres). Installée au sol et non murale. Son sujet n’est pas un thème marin bien que représentant encore la jeunesse du Dieu grec du vin. En effet, il s’agit de Dionysos, adolescent, porté par un tigre (figure 72 sur le plan). L’œuvre ne se trouve pas dans l’atrium mais dans une pièce carrée, la plus grande de la maison. Sa porte n’est pas centrée, elle donne sur la cour intérieure. Il est donc probable qu’il s’agisse de l’andron, la pièce la plus importante de la maison où l’on donne les banquets. Cette hypothèse expliquerait le caractère exceptionnel de la mosaïque.

Dionysos adolescent porté par un tigre, déb. IVe siècle ap. J.-C., mosaïque, 5 m x 5 m, Tunis, Musée du Bardo

  En partant de l’extérieur vers l’intérieur, nous trouvons une bande latérale avec, simultanément, des cercles et des barres noires. Les écoinçons sont ornés de fleurs symétriques et similaires. La composition est parfaitement géométrique. Nous observons des médaillons rectangulaires qui s’articulent autour de l’emblema circulaire central. Ils sont au nombre de huit, avec des encadrements noirs sur fonds blancs. Ils présentent des hommes issus du cortège dionysiaque. Certains sont nus, d’autres portent des toges, allongés ou debout. Ils sont reconnaissables à leurs attributs propres au culte dionysiaque comme le pedum ou le thyrse. Ces médaillons sont reliés entre eux par des bandes végétales vertes et géométriques colorées jaunes et rouges. Ces couleurs font écho au reste de la composition de couleurs similaires. Dans les coins, entre les médaillons et l’emblema, nous trouvons de nouveaux motifs végétaux, de couleurs jaunes, oranges et verts. Il y a deux types de fleurs, similaires en diagonales. 

Nous trouvons ensuite l’encadrement circulaire de l’emblema. Des triangles noirs s’emboitent dans des postes rouges. Ces derniers sont accolés à une formidable guirlande composée de nombreux végétaux où sont également insérés des fruits pittoresques. Dionysos, jeune, apparaît au centre de la composition. Torse nu, sa cape volant au vent, il est identifiable à son fameux thyrse porté dans la main gauche. Assie en amazone sur le dos d’un tigre. Il n’est pas rare de le trouver dans cette situation. Ce félin sert parfois de substitue à la panthère, notamment dans les mosaïques africaines. Pour occuper l’espace, les mosaïstes ont inséré de nouveaux motifs végétaux dans le cercle.

Nous l’avons dit cette mosaïque a été réalisée dans une période différente. Elle se démarque des deux précédentes de par sa réalisation. Il y a une grande minutie dans les détails. Les couleurs (majoritairement orangées) et les formes ont bénéficié d’une réflexion afin qu’elles se complètent, ainsi donner le sentiment d’une oeuvre très colorée tout en préservant sa forte unité. C’est d’ailleurs ce qui permet à cette composition d’être si élégante alors que son décor est chargé. Là encore, une telle mosaïque a été rendue possible grâce à l’usage de tesselles minuscules pouvant représenter des dessins méticuleux et soignés. 

L’emblema, présente donc Dionysos sur le dos d’un tigre. Le mosaïste démontre tout son savoir-faire en représentant les personnages en mouvement. Les corps sont en torsions, les habits s’agitent. L’animal court tout en retournant sa tête pour regarder le Dieu. Ce dernier est tourné vers nous, spectateurs de la scène, les bras ouverts, comme pour nous inviter, ou accepter, de consommer le banquet. 

En effet, de part sa situation dans la maison mais également la richesse de son sujet, fleuri et géométrique, qui nous rappelle une mosaïque décorative, il est très probable qu’elle se situe dans un andron comme dit précédemment. Le Dieu et son cortège ont tout à fait leur place dans une salle où sont organisés des banquets dionysiaques. 

 La mosaïque d’Afrique du Nord présente deux types de compositions majoritaires. La première est celle, de tradition hellénistique, consistant à insérer le sujet dans un pavement à fond uni, blanc par exemple. C’est ce type représenté dans les deux premières mosaïques. 

Le second type se reconnait par la dilatation de la composition dans tout l’espace, dans un mouvement par exemple circulaire comme c’est le cas dans Dionysos adolescent porté par un tigre. Cette mosaïque illustre également la grande sympathie des mosaïstes d’Afrique du Nord proconsulaire pour les compositions géométriques. 

À partir du IIIe siècle après J.-C., nous observons une augmentation des mosaïques aux sujets locaux ce qui dénote bien une acculturation entre l’Italie et l’Afrique du Nord. Nous pouvons citer par exemple des scènes de pêche, de chasse, des paysages locaux désertiques, des villas sur la mer ou des scènes de la vie noble. Les scènes à caractère mythologique persistent en revanche car elles reflètent l’image d’un commanditaire cultivé. Cela démontre bien le caractère social de la mosaïque mais également son rôle symbolique. Elle témoigne en effet, implicitement, des goûts et de la culture du propriétaire. 

  Rappelons également que les mosaïstes s’appuyaient souvent sur les peintures les plus fameuses du monde antique. Ces mosaïques illustrent probablement des peintures, nord-africaines ou non, du IIIe siècle après J.-C. 

  L’Afrique du Nord, nous l’avons dit, est un des plus importants foyers de mosaïques de l’Empire romain. Elles possèdent de nombreuses écoles et ateliers bien distincts. Une maison ne peut bien entendu illustrer toute la mosaïque de cette région. Pour compléter notre propos, et montrer quelles sont les différences - mais également les similarités - de la mosaïque nord-africaine, nous comparons les œuvres de Dougga à celles d’El Jem, une cité tunisienne plus à l’est, dont les influences artistiques sont différentes.

III- Comparaison avec El Jem

  Après cette étude des mosaïques de la maison de Dionysos et d’Ulysse à Dougga, comme témoignages de l’activité artistique de l’atelier de mosaïstes de Carthage, il est intéressant de se demander si la mosaïque de Dougga occupe une place originale au sein de la Tunisie Antique.

  C’est à travers l’étude des mosaïques de la cité d’El Jem que nous trouverons les éléments de réponse les plus cohérents. En effet, l’intégration de cette cité à la province de Byzacène, au début du IIIe siècle, place ses mosaïques au sein du second atelier de production présent en Tunisie : l’atelier de Byzacène. Cet atelier fournit nombres de modèles et répertoires et voit son influence se porter sur les cités de la côte, telles que Thémétra, Acholla, La Chebba, Sousse… Cet élément nous permettra par la suite de mettre en évidence les différences stylistiques entre ces deux grands ateliers Tunisiens. 

La localisation d’El Jem par rapport à Dougga est également un élément important. Cette cité, plus proche de la côte bien que toujours dans les terres, a connu un contexte local différent de celui Dougga. Constituant l’un des carrefours routiers les plus importants à partir du IIe siècle, la prospérité dont elle a bénéficié grâce également à sa forte productivité agricole a permis, là encore, à ses habitants d’orner richement leurs maisons.

  Nous avons choisi de concentrer notre étude sur la maison de la Procession Dionysiaque d’El Jem, car elle possède en grand nombre de très belles mosaïques à l’état de conservation remarquable, et dont l’iconographie permet des parallèles avec la maison de Dionysos et d’Ulysse à Dougga. 

Cependant, avant de la décrire, il est nécessaire de comprendre la place que la figure de Dionysos occupait en Afrique du Nord à l’époque antique. Assimilé à Schadrapa, une ancienne divinité locale, il a bénéficié d’une très forte popularité. Cette popularité se constate dans la multiplication des représentations du cycle dionysiaque, sujet des plus fréquent pour les mosaïques tunisiennes. En effet, la figure de Dionysos se retrouve dans des mosaïques de la plupart des cités romaines de Tunisie. La ville d’El Jem à elle seule compte une vingtaine de mosaïques qui le représente. Ce succès de la divinité auprès des populations proconsulaires et le nombre important de ses représentations trouve son explication en différents endroits. 

Faisant l’objet d’un culte tant privé que public, le culte dionysiaque a les faveurs des Empereurs romains. Dans les termes d’Acholla, une mosaïque du triomphe de Dionysos est mise au service du culte impérial. Au-delà de l’image divine, il faut y voir celle de l’Empereur Hadrien (117-138 après J.-C.), qui se voulait un Dionysos sur terre, garantissant l’ordre et le bonheur des hommes. Dionysos fut par la suite l’une des deux divinités patronnes de la dynastie des Sévères (193-235 après J.-C.), avec le héros Hercule-Melqart. Patron également des associations de producteurs de spectacles, les emblèmes bachiques se cachent derrière de nombreuses mosaïques tunisiennes ayant pour thématique les jeux de l’amphithéâtre. Ces jeux occupent une place importante en Afrique, et l’on constate que de nombreuses mosaïques présentant des gladiateurs, chasseurs et animaux décorent les sols des maisons de riches tunisiens. L’évocation au Dieu se fait à travers ses emblèmes comme des feuilles de vignes ou grappes de raisin. Elle peut également être plus explicite comme dans la célèbre mosaïque de Smirat, représentant le couple divin, Dionysos et Ariane. Ils président aux combats des bestiaires contre les fauves. La liste des thèmes dans lesquelles l’imagerie dionysiaque apparaît est longue et démontre l’importance accordée au dieu, d’une part, par les Empereurs qui ont véhiculé son image et son culte, mais également par les populations locales d’Afrique qui se les sont appropriés. Cette figure majeure de l’iconographie antique a connu une grande longévité puisqu’elle a continué à être représentée jusqu’à l’époque tardive, après le triomphe du christianisme. 

  Ces éléments permettent de comprendre l’emploi de la figure de Dionysos comme nous l’avons vu précédemment à Dougga. A présent, c’est à travers deux mosaïques de la « Maison de la Procession Dionysiaque » que nous allons voir que ce thème est également employé à El Jem.

Procession dionysiaque, env. seconde moitié du IIè siècle après J.-C., mosaïque, 2.60 m x 1.60 m, El Jem, musée archéologique

  La première est celle qui a donné son nom à la maison qui l’abritait. Aujourd’hui conservée au Musée d’El Jem, la mosaïque de la Procession Dionysiaque a été découverte en 1959 dans le triclinium de la maison. Mesurant 2,60 mètres de longueur pour 1,20 mètres de largeur, elle date probablement de la seconde moitié du IIe siècle après J.-C. Son très bon état de conservation permet de mettre en évidence un travail de grande qualité. La scène représente la cérémonie précédant l’initiation de l’enfant Dionysos. La scène se déroule dans une nature aride, comme l’évoquent l’arbre noueux dépourvu de feuilles ainsi que le sol jaune qui rappelle de la terre battue ou du sable. Les personnages de la procession progressent de la droite vers la gauche les uns derrière les autres. Dionysos est au centre de la scène, entouré de son cortège composé de Satyres, de Baccantes, de nymphes et de son précepteur et compagnon Silène. Nous le voyons enfant, juché nu sur le dos d’un lion. Ce motif très représenté évoque la capacité surnaturelle du dieu dès son enfance à dompter et apaiser les félins, d’ordinaire féroces et dangereux, qui suggère son caractère protecteur envers les hommes. La composition rectangulaire propose de nombreux éléments évoquant le thème dionysiaque : la nudité, la musique, la danse, la vigne, ainsi que le thyrse et le canthare, attributs de Dionysos. Elle évoque également le contexte africain par la nature aride, ainsi que les animaux : lion, panthère et dromadaire. Ce dromadaire d’ailleurs est particulier car il transporte Silène, communément transporté à dos d’âne, la scène a donc été volontairement africanisée par le mosaïste ou son commanditaire. Le fond est blanc et les personnages en mouvement, qui occupent toute la hauteur, s’en détachent par un subtil jeu d’ombres et lumière. En effet, les contours ne sont pas marqués d’un trait noir. La polychromie maîtrisée offre des jeux de lumière par des dégradés de couleurs subtils, qui rendent ainsi les modelés des chairs et des musculatures. Dans cette représentation, la bestialité et l’ardeur frénétique que l’on rencontre habituellement dans les représentations de satyres et de ménades, laissent place à des formes plus humaines, calmes voir idéalisées. Ceci est visible d’une part avec la beauté du corps dénudé de la première ménade ainsi que l’expression de son visage plutôt neutre et sereine. D’autre part avec la musculature des corps des satyres. Nous sommes frappés par la grande sobriété du décor de cette mosaïque, le panneau central n’étant pas ornementé de motifs décoratifs, seul un bandeau en dessous du panneau central est orné d’une frise d’éléments végétaux.

 

   

Dionysos enfant chevauchant une tigresse, mil. IIe siècle ap. J.-C., mosaïque, 3.70 m x 3.56 m, El Jem, musée archéologique

  La seconde mosaïque à thème bachique de la Maison de la Procession Dionysiaque est celle de Dionysos enfant chevauchant une tigresse. Mesurant 3,70 mètres de longueur pour 3,56 mètres de largeur, elle est également en excellent état et aujourd’hui conservée au Musée d’El Jem. Il est possible de la mettre directement en parallèle avec la mosaïque de Dionysos adolescent porté par un tigre, que nous avons vue dans notre étude de cas de la Maison de Dionysos et Ulysse à Dougga. Cela va nous permettre de dégager les différences stylistiques à travers les deux représentations de ce même thème. Les compositions de ces deux mosaïques sont très proches. Toutes deux carrées, elles comportent des motifs polychromes sur fond blanc et possèdent un médaillon central. Cependant, la mosaïque d’El Jem est moins chargée que celle de Dougga, sa composition est plus aérée et laisse une plus grande place au fond blanc. Celui-ci offre une plus grande impression d’harmonie et permet de rendre une lecture de la mosaïque plus lisible. À Dougga, nous constatons au contraire une surcharge de l’espace, une multiplication des éléments décoratifs ne laissant pas de place au vide. Ces éléments ornementaux sont d’ailleurs plus grossiers, moins stylisés qu’à El Jem avec des formes plus courantes telles que les rectangles et les postes. À El Jem justement, nous rencontrons des motifs plus sophistiqués tels que la frise tressée, les courbes et les losanges, avec une réalisation d’une grande finesse. Le motif présent sur la bordure composée de cercles et d’hexagones oblongs est typique des ateliers byzacéniens. Au niveau de la polychromie, à Dougga nous constatons une majorité de rouges, ocres, marrons et blancs avec la présence de bleu, tandis qu’à El Jem nous voyons une majorité de verts, ocres, blancs et marrons. Une autre différence importante à noter dans le parti pris de la représentation de ce thème est le choix, à Dougga, de représenter Dionysos adolescent, alors que nous avons plutôt tendance à le rencontrer enfant.

Il est donc possible d’expliciter des différences stylistiques entre l’atelier de Carthage qui a influencé la cité de Dougga, et l’atelier de Byzacène qui a influencé la cité d’El Jem. Ces différences résident d’une part dans le choix des motifs et leur réalisation, et d’autre part dans la volonté de remplissage de l’espace par des éléments ornementaux, que nous avons vue à Dougga. À l’inverse d’El Jem qui intègre le fond dans ses compositions, ce qui permet de les rendre moins denses.

  Après avoir mis en évidence les différences stylistiques entre Dougga et El Jem au sein du même thème, deux autres des mosaïques de la « Maison de la Procession Dionysiaque » d’El Jem vont nous permettre de souligner les différences de thématiques représentées entre ces deux villes. En effet, nous avons pu constater à Dougga une prédominance des thèmes marins au travers des deux grandes mosaïques d’Ulysse et les sirènes et de Dionysos châtiant les pirates, ainsi que plusieurs scènes de pêche. A El Jem la tendance s’oriente vers la thématique des saisons. Une fois encore, avant d’entamer la description des mosaïques concernées, il est important de comprendre l’importance de ce thème au sein de l’Afrique du Nord. 

  Le thème des saisons s’inscrit dans celui, plus large, du temps cyclique. Il exprime à la fois le renouveau de la vie animale et végétale, l’harmonie de l’univers, sa continuité ainsi que sa régularité. Ce thème a beaucoup servi à la propagande des Empereurs dès Auguste (27 avant-14 après J.-C.), la création de l’univers, son harmonie et sa longévité servant de métaphore à la création, l’harmonie et la longévité de l’Empire. Les cycles saisonniers sont mis en parallèle avec les dynasties qui se renouvellent, ce qui offre une vision d’éternité de l’Empire au travers de celle de l’univers. L’iconographie liée au temps est également associée aux symboles d’abondance et de prospérité, qui évoquent l’imagerie de l’âge d’or, rêvé par les populations. Ce thème est très populaire auprès des élites africaines car ils garantissent la fécondité et l’abondance. Les sujets liés au temps sont donc magnifiés à la fois par la propagande impériale et par les populations. Par conséquent, l’Afrique proconsulaire est la région de l’Empire romain qui possède le plus grand nombre de représentations des saisons.

  La cité d’El Jem n’échappe pas à la règle et la « Maison de la Procession Dionysiaque » possède donc deux mosaïques sur le thème des saisons. La première est la mosaïque du Génie de l’Année et les quatre Saisons, dans un tapis de rinceaux d'acanthe. 

Le Génie de l'Année et les quatre Saisons, dans un tapis de rinceaux d'acanthe, mil. IIe siècle ap. J.-C., mosaïque, 4.90 m x 5.40 m, El Jem, musée archéologique

  Conservée au Musée d’El Jem, elle est datée du milieu du IIe siècle après J-C et mesure 5,90 mètres de longueur pour une largeur de 4,40 mètres. Sa composition est proche de celle du Dionysos enfant chevauchant une tigresse que nous venons de voir. Presque carrée, elle est composée d’un fond blanc et d’un médaillon central. La bordure comporte également des motifs élaborés : des svastikas accompagnés de motifs géométriques en trompe-l’œil. La composition est symétrique, harmonieuse et n’est pas surchargée. Elle comporte également des motifs végétaux de rinceaux stylisés en volutes d’une grande finesse. En ce qui concerne le reste de la composition, il faut noter les personnifications des Saisons présentes aux quatre angles et orientées vers la figure centrale du Génie de l’Année, occupant le médaillon central. Il est ceinturé d’une couronne végétale composée de feuilles et de fruits. Nous pouvons noter la présence du masque du dieu Océan, au centre de chacun des quatre côtés de la mosaïque, et qui constitue le point de départ des volutes végétales. Le thème marin n’est donc pas prédominant en comparaison avec les mosaïques de Dougga, mais reste cependant représenté par certains motifs au sein d’un thème plus large.

  La seconde mosaïque relative au thème des saisons de la « Maison de la Procession Dionysiaque », et dernière que nous étudierons, est celle des Saisons, figures dionysiaques et xenia

Saisons, figures dionysiaques et xenia, mil. IIè siècle ap. J.-C., mosaïque, ?, El Jem, musée archéologique

  Conservée actuellement elle aussi au Musée d’El Jem, elle date du milieu du IIe siècle après J.-C. Sa composition est très différente des deux précédentes dont nous venons de faire la description. Elle dispose néanmoins toujours d’une très grande finesse d’exécution. La mosaïque est agencée en un long rectangle avec de larges bordures où prennent lieu des frises. Ces dernières sont formées d’une succession de volutes végétales stylisées, qui encadrent chacune un animal sauvage : soit du gibier, soit un fauve. Des personnages figurent dans les angles. Le panneau central quant à lui est composé d’un enchevêtrement d’arcs de cercles formés de couronnes de feuilles soit rouges soit marrons. Cet entrelacs des arcs forme un ensemble de onze cercles pleins dans chacun desquels s’inscrit un losange. Chaque angle des losanges est marqué d’un petit médaillon qui correspond également à la limite entre deux cercles, contenant un visage relatif à l’imagerie Dionysiaque. Les espaces centraux formés par les losanges comportent les bustes des Saisons, tandis que le reste des espaces, en forme d’amandes, comportent des éléments de la faune et de la flore relatifs à la nourriture : poissons, canard, perdrix, poires, raisins, etc. Il s’agit des xenia, c’est-à-dire des images de victuailles qui nous rappelle les natures mortes. Cette mosaïque et la précédente contiennent des éléments qui font référence plus ou moins explicitement au thème Dionysiaque (figures, vigne, abondance). Sa figure reste effectivement suggérée parfois même au sein d’une thématique plus large.

Les quatre mosaïques de la « Maison de la Procession Dionysiaque » que nous venons d’étudier possèdent donc des références à Dionysos, ce qui met d’autant plus en évidence son importance chez les populations nord-africaines. Cependant, nous avons pu observer une différence entre les thèmes abordés : pour Dougga, l’importance est donnée aux thèmes marins, alors qu’à El Jem elle est donnée aux Saisons. Cette différence des thèmes peut s’expliquer par la différence géographique des deux cités. Nous l’avons dit, El Jem est bien plus proche de la côte que Dougga qui est ceinte de montagnes. Or dans les terres, les populations rêvent de l’océan qui est synonyme d’aventures et d’exploits maritimes. Il nourrit largement l’imaginaire des habitants, ce qui explique certainement la prédilection de ce thème à Dougga et non à El Jem, cette dernière ayant préférée un autre thème largement répandu.

  

 

 

 

 

 

  Dougga est un site archéologique aujourd’hui mondialement connue pour sa cité antique et les mosaïques qui s’y trouvent. Cela est intimement lié à la culture romaine.
Ces mosaïques ont pris place suite à la colonisation de l’Afrique du Nord par l’Empire romain. Ce qui a fait réapparaitre des ateliers tunisiens de mosaïstes, qui se sont peu à peu développés pour s’émanciper de l’influence artistique romaine. Ce développement est lié à la grande période de prospérité de la région, grenier de l’Empire romain. Dougga, El Jem et de nombreuses autres cités tunisiennes antiques s’enrichissent et attirent de riches personnes. De nombreuses villas sortent alors de terres et sont décorées par les mosaïstes. La mosaïque se développe ainsi, à travers les nombreuses commandes. Elle se développe de manière quantitative, mais également de manière qualitative. La mosaïque tunisienne devient singulière dans l’Empire, et se subdivise même en plusieurs ateliers - ceux de Carthage, principalement à l’intérieur des terres, et Byzacène, majoritairement sur la côte. Les motifs y sont traités différemment, tout comme les compositions. L’école de Carthage a une horreur du vide alors que l’école de Byzacène propose des mosaïques aérées. Les sujets reprennent des scènes de la vie tunisienne, ou encore l’architecture des villas locales. Seuls les thèmes mythologiques gréco-romains persistent, car ils sont le reflet du savoir, de la culture. Mais ils sont parfois adaptés comme c’est le cas à El Jem dans la mosaïque de la Procession dionysiaque où ce n’est pas un âne mais un dromadaire qui porte Silène. Cela nous montre bien qu’une acculturation artistique, entre Rome et l’Afrique du Nord, s’est (formidablement) réalisée.

L’originalité de la mosaïque tunisienne, et nord-africaine, par rapport au reste de l’Empire romain, réside dans la forte polychromie et les décors figurés où nous trouvons régulièrement des scènes composées d’êtres humains et/ou d’animaux. Les figures géométriques et végétales, comme nous l’avons vu, sont également très populaires. Cela peut-être un bon point de départ pour s’imaginer les peintures nord-africaines contemporaines …

Illustrations annexes

Ulysse et les sirènes, v. 260 ap. J.-C., mosaïque, 3,80 m x 1,30 m, Tunis, Musée du Bardo, détail

Ulysse et les sirènes, v. 260 ap. J.-C., mosaïque, 3,80 m x 1,30 m, Tunis, Musée du Bardo, détail

Ulysse et les sirènes, v. 260 ap. J.-C., mosaïque, 3,80 m x 1,30 m, Tunis, Musée du Bardo, détail

Dionysos et les pirates, v. 260 ap. J.-C., mosaïque, 3,80 m x 1,30 m, Tunis, Musée du Bardo, détail

Dionysos et les pirates, v. 260 ap. J.-C., mosaïque, 3,80 m x 1,30 m, Tunis, Musée du Bardo, détail

Dionysos et les pirates, v. 260 ap. J.-C., mosaïque, 3,80 m x 1,30 m, Tunis, Musée du Bardo, détail

Bibliographie

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BLANCHARD-LEMÉE, M. (1995), Sols de l'Afrique romaine : mosaïque de Tunisie, Impression Nationale Éditions, Paris

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Sous la direction de DE BELANDA, E et LAVAGNE, H et URIBE ECHEVERRIA, A. (2000), Mosaïque. Trésor de la Latinité. Des origines à nos jours, Ars Latina, Paris

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La mosaïque greco-romaine, Colloques internationaux du Centre National de la Recherche Scientifique, Paris, 29 août 1969, pages 219 à 291

Illustrations

BLANCHARD-LEMÉE, M. (1995), Sols de l'Afrique romaine : mosaïque de Tunisie, Impression Nationale Éditions, Paris

- BOURGUIGNON-DALBY Morgan, ESTEVES Benjamin, GRIFFAULT Camille, SEINTOUIL Emma -

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