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Les mosaïques de Bacchus à Volubilis : un municipe romain et ses élites

Avant même la domination de l’Empire Romain sur l’Afrique du Nord (prise de Carthage en 146 av. J.-C.), ces deux civilisations commercialisaient et échangeaient déjà. De l’Est vers l’Ouest, l’Empire Romain a ainsi colonisé plusieurs cités et soumis de nombreux royaumes dont celui de Maurétanie, en partie annexé par César en 46 av. J.-C. suite au suicide de son roi Juba Ier; le reste est laissé à son successeur Bocchus II. À la mort de celui-ci en 33 av. J.-C., l’empereur romain Auguste tente plusieurs administrations pour cette région colonisée et parvient finalement à la restauration du royaume de Maurétanie avec Juba II, en échange de l’annexion totale de la Numidie, région plus à l’Ouest. En 41, après une campagne de deux ans, le royaume est définitivement annexé et séparé en deux provinces: la Maurétanie Tingitane à l’Ouest et la Maurétanie Césarienne à l’Est. 

Certaines cités obtiennent alors le statut de municipe comme la ville de Volubilis, capitale de la Maurétanie Tingitane. Cela lui permet de maintenir son indépendance tout en autorisant ses habitants à participer aux droits et devoirs de la cité romaine; ils peuvent donc entrer dans la magistrature romaine et vont ainsi adopter le style de vie romain pour signifier leur statut. À Volubilis comme dans d’autres cités, cela se traduit par l’adoption du latin comme langue officielle et l’appropriation du culte romain, entre autre par les arts. On y a ainsi retrouvé de nombreuses mosaïques dans le domaine privé reprenant les divinités romaines. L’exportation des mythes et des cultes romains dans les colonies romaines comporte de nombreux enjeux, nous le verrons à travers l’exemple des représentations du dieu Bacchus, dont une maison qui lui est dédiée à Volubilis (maison de Dionysos au Nord de la ville).

Grâce à ses mosaïques et à son statut durant l’Antiquité, le site archéologique de Volubilis, au Maroc actuel, est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis le 6 Décembre 1997. De nombreuses mosaïques en très bon état y ont été retrouvées. La plupart sont situées dans des maisons nobles, ce qui nous renseigne sur le statut de leurs habitants, et présentent des motifs végétaux et géométriques; seules les mosaïques figurant le culte du dieu Bacchus concernent le sujet traité ici. Elles ont été réalisées par des artistes locaux d’après des cahiers de modèles qui voyageaient, il ne faut pas y voir un manque d’imagination mais un moyen de s’approprier la culture romaine. Si les mosaïques sont aussi riches, c’est aussi grâce aux ressources de matière première autour de la cité: les tesselles cubiques proviennent de la nature et les couleurs des carrières de calcaire, de marbre et de céramique aux alentours. 

Parmi les mosaïques mythologiques, trois représentent Bacchus, dieu de la vigne et du vin mais aussi du théâtre. Dans l’ensemble de son iconographie, il est souvent représenté avec une panthère -animal qui lui est associé- et lorsqu’il est en présence d’une femme il s’agit d’Ariane, sa mère. Ces mosaïques appartiennent toutes au domaine privé: la première se trouve dans la maison à l’Éphèbe (Bacchus sur son char), la deuxième dans la maison du Cavalier (Bacchus découvrant Ariane) et la troisième dans la maison de Dionysos (Bacchus, mosaïque des quatre saisons). Elles montrent que ce dieu hérité des grecs et des romains permet aux élites de se distinguer, mais comment exactement? L’explication se trouve à travers l’exposition de trois points. Tout d’abord l’étude de représentations grecques et romaines du dieu Bacchus; ceci permettra de mettre en lumière les différents attributs du dieu et les iconographies adoptées. Ensuite, une comparaison de celles-ci avec les mosaïques présentes à Volubilis mènera à une étude de l’appropriation de cette iconographie par les élites. Ces deux points conduiront finalement à voir que le thème de Bacchus, mais aussi plus largement celui de la mythologie romaine, se développe dans tout l’Empire Romain, tant dans la péninsule italienne que dans les colonies. 

I.    Bacchus dans la mosaïque 

 

    Bacchus chez les Romains ou Dionysos pour les Grecs est le dieu de l’ivresse, de la fête, du vin et du théâtre. Il apparaît fréquemment sur les décors antiques, ornant les cratères de banquets ou encore sur les mosaïques. Sa représentation étant récurrente il est possible de dégager plusieurs de ses attributs, ce qui permet de l’identifier sur les décors.  

Il paraît intéressant d'aborder ce sujet en commençant par la mosaïque de Pella datant du IIe siècle av. J.-C.. Bacchus y apparaît sous les traits d’un jeune éphèbe au corps dessiné chevauchant une panthère. Il tient dans sa main gauche le thyrse surmonté d’une pomme de pin et est couronné de feuilles de lierre; la couleur verte éternelle est une allusion à l’immortalité du dieu.

À Délos dans la maison de la mosaïque de Dionysos, datable aux environs de la fin du IIe siècle av. J.-C., il est représenté sur un tigre dans une première mosaïque et sur un guépard dans une autre. Il tient les mêmes attributs que dans la mosaïque précédente, à savoir un thyrse surmonté d'une pomme de pin et porte la couronne de lierre, signe d'immortalité. En revanche, on trouve une polychromie bien plus riche et des détails plus minutieux, ce qui rend des dégradés subtils et plus précis; les tesselles sont en opus vermiculatum.

Ces deux exemples présentent donc des caractéristiques communes qui font que Dionysos était reconnaissable par une majorité dans l'Antiquité. Ces attributs ont été largement repris dans l'Empire Romain et notamment dans la mosaïque de Dionysos enfant sur un tigre, à l'origine dans le triclinium de la maison du Faune à Pompéi. Aujourd'hui conservée au musée de Naples, elle a été retrouvée en bon état général de conservation. Il s'agit de l'emblema d'une mosaïque de sol polychrome réalisée en opus vermiculatum. La finesse des tesselles permet une multiplication des détails et des subtilités. Si Dionysos y est représenté jeune et couronné de feuilles de lierre, il ne possède pas le thyrse surmonté d'une pomme de pin présent dans l'iconographie hellénistique. Ce changement atteste de l'appropriation du dieu par les Romains et des modifications à venir. 

Les mosaïques de Volubilis témoignent de la réception de ces mythes dans les colonies romaines. Leur datation reste incertaine mais on peut tout de même affirmer qu'elle sont postérieures à 41 et antérieures au IIIe s., moment où la cité aurait été abandonnée suite au recul des frontières par l'empereur Dioclétien.

La première appartient à la mosaïque des quatre saisons trouvée dans la maison de Dionysos. Elle représente Bacchus appuyé sur son coude contre une stèle, vêtu d’un drapé recouvrant ses épaules et retombant sur son bras gauche. Comme dans les mosaïques de Pella ou Délos, il porte une couronne de feuilles de lierre et arbore des traits jeunes et un corps marqué. L'oeuvre est exécutée en opus sectile avec des tesselles irrégulières. La polychromie renforce les jeux d'ombres et crée des modelés, particulièrement remarquables au niveau des sillons inguinaux et des abdominaux. De plus, le volume du drapé est bien marqué par des tesselles plus foncées, créant des plis profonds et un tissus épais et lourd

La seconde mosaïque intitulée Bacchus découvrant Ariane est moins remarquable dans le traitement du modelé. Dans le même style de tesselles, elle offre pourtant une maîtrise du dégradé et sa polychromie est tout aussi remarquable. On peut cependant noter une certaine maladresse quant à la représentation du corps: une chaussure semble être mal placée et le ventre manque de réalisme. Toutefois les attributs de Dionysos se retrouvent encore une fois: un bâton vert pour le thyrse mais la pomme de pin le surmontant à disparue. Il n’est pas présenté sur un animal mais ses chaussures représentent peut être une peau de guépard ou de léopard. Le drapé est aussi bien présent et on retrouve une fois de plus la couronne de lierre ou de pampres. 

Enfin, la troisième mosaïque choisie représente Bacchus sur son char, un motif assez banale pour Bacchus qui se place dans la tradition des mosaïques grecques. La partie présentant le tigre est assez mal conservée mais on distingue deux paires de pattes du félin. Debout sur son char, Bacchus est reconnaissable encore une fois par la couronne de feuille dont il est orné, ici surement de vigne. Dans sa main gauche il tient une longue tige, peut être un souvenir du thyrse; il est probable qu’il s’agisse d’une branche de vigne. De plus il est richement vêtu, on perçoit quelques lignes de tesselles foncées qui délimiteraient les quelques plis du tissu. 

Les mosaïques grecques étaient majoritairement destinées à orner le sol du triclinium, réservé au banquet. Par là, elles étaient visibles par les visiteurs du propriétaire, et permettaient déjà l’exposition d’un thème bien choisi. A Volubilis, il semble que ces décors ne soient plus cantonnées aux tricliniums et tendent à orner de plus grandes surfaces sans n’être qu’un simple emblema. 

II.    La domus des élites, un instrument de la diffusion des mythes 

 

    On distingue chez les romains deux types de maison: celles des notables, grandes et richement décorées et les autres, plus modestes. Conçues en une sorte de dichotomie entre espaces  publics et espaces privés, ces grandes domus sont structurées en fonction du système social romain, celui de la clientèle. La société étant hiérarchisée, un inférieur -le client- est sous la protection du Patronus. Cet inférieur n’a pas besoin d’invitation pour venir chez son Patronus, où des espaces lui sont dédiés. Cette cérémonie ou l’inférieur vient rendre visite au Patronus est appelée la Salutatio, il peut y recevoir de la nourriture ou des gratifications diverses et doit en retour soutenir son Patronus dans la vie politique. Plus le patronus est puissant, plus il y a de clients.Le reste de la maison est quand à lui réservé aux proches du Patronus et bien qu’on ne puisse y pénétrer sans invitation, il reste un espace de visibilité puisque le Patronus y reçoit des personnes hiérarchiquement plus élevées. 

La domus des notables romains est donc à imaginer comme un outil de démonstration de puissance qui reflète les hiérarchies sociales. Il n’est donc pas étonnant de trouver dans cette architecture domestique de grandes œuvres d’art comme des mosaïques. On en trouve un exemple éloquent à la Maison du Faune à Pompéi. Découverte en 1830, cette maison urbaine est datée de la fin du IIIe siècle av. J.-C. Le décor renvoi ici à deux thèmes principaux: Venus et Dionysos. Le fait de représenter des dieux grecs dans une domus hors de Grèce était un bon moyen de s’approprier la culture grecque et de se revendiquer comme tel.  L’utilisation du thème de Dionysos ici est intéressante, et nous renvoie à nos mosaïques de Volubilis, puisque Bacchus, outre le fait d’être le dieu de la vigne et du théâtre est également celui du voyage. Il est en effet connu pour avoir parcouru le monde entier, à l’échelle grecque et jusqu’aux Indes. Il est également en perpétuelle errance, soit accompagné de son cortège bachique, soit seul sur sa panthère, animal exotique par excellence.

Cependant, la différence notable entre Pompéi et Volubilis est qu’à Volubilis les élites n'étaient pas romaines. L’utilisation des thèmes romains était donc un moyen de revendiquer leurs origines, et par là asseoir leur autorité. De part les multiples possibilités qu’elle offre, en terme de grandeur, d’emplacement, et de solidité la mosaïque s’est alors présentée comme un support de diffusion de choix. Le choix de Bacchus s’explique par sa symbolique dans le monde Romain. C’est lui qui réunit les personnes autour du banquet et dans les théâtres. Il apparaît donc comme un vecteur efficace de transmission de la culture romaine.

 

III.    Un thème qui se développe dans l'Empire

 

    D’abord utilisé par les grecs, ensuite repris par les romains et finalement utilisé par l’élite des colonies romaines, le thème de Bacchus s’est ainsi développé tout autour de la mer Méditerranée et bien au delà. 

Pour les Romains, le but était non seulement de se revendiquer de culture hellénistique mais aussi de s’approprier le culte d’une civilisation sur laquelle ils désiraient avoir le dessus; les grecs étaient en effet considérés comme une référence en matière d’éducation et de savoir vivre. 

La démarche était pour ainsi dire en partie similaire pour les élites des colonies romaines. En reprenant le thème des dieux romains dans leurs habitations, elles montraient qu’elles avaient accès à la culture et à l’éducation nécessaire pour être dans l’administration romaine et faire partie intégrante de l’organisation de la vie de la cité. 

Pour rappel, la ville de Volubilis était à l’époque très importante dans la région de la Maurétanie Tingitane car elle avait le statut de municipe; ses habitants pouvaient entrer dans l’administration de l’Empire. Il est donc devenu essentiel pour eux de revendiquer leur nouvelle position de personnages d’importance appartenant au nouveau pouvoir.

Dieu de la fête, du vin et du théâtre, Bacchus représente à la perfection le mode de vie romain aux yeux des élites locales. Il est celui à mettre en scène chez soi pour montrer que l’on a assimilé la culture romaine. En l’insérant dans des mosaïques, largement visibles par leur invités, les propriétaires des villas de Volubilis ont ainsi entendu légitimer leur position sociale au sein de l’Empire Romain. Ils prouvaient non seulement qu’ils appartenaient à l’administration mais aussi qu’ils en avaient assimilé les règles et usages. 

Bacchus a été le dieu le plus significatif pour ces élites mais pas le seul représenté. On trouve à Volubilis énormément de mosaïques en référence au mode de vie et au culte romains et notamment des Néréides, des Muses, des représentations des travaux d’Hercule, plusieurs scènes incluant Diane et les nymphes, Méduse, etc. 

 

Cependant, réalisées par des artistes locaux, les mosaïques conservent des caractéristiques iconographiques propres à la région d’implantation. On peut trouver des animaux tels que des antilopes et des tigres, plus rares dans le reste de l’Empire car présents aux alentours de Volubilis. 

 

 

    Pour conclure, l’observation de ces trois mosaïques retrouvées sur le site de Volubilis permet de se rendre compte de l’exportation des mythes au delà de l’Italie, mais aussi de leurs enjeux. La transmission  des mythes, ici celui de Bacchus, permet aux populations de s’approprier une nouvelle culture et de l'assimiler. Celle ci se fait par les élites, dans une architecture domestique et non pas publique. Au regard de ces trois mosaïques et en les comparant aux mosaïques antérieures, romaines ou encore grecques, on s’aperçoit que l’iconographie est similaire et présente des caractéristiques inchangées, bien qu’elles soient réalisées par des artistes locaux: Bacchus est reconnaissable à son thyrse, sa couronne de feuilles, pampres, lauriers ou encore des feuilles de vigne, et il se fait représenté sous les traits d’un jeune éphèbe, comme on a pu le voir avec la mosaïque de Pella. Bien que l’on retrouve des caractéristiques semblables dans les différentes mosaïques, il est aussi le fruit d’une mutation et d’une hybridation qu’il serait intéressant d’analyser. Mais on sait d’ores et déjà que si le thème de Bacchus fut bien introduit en Afrique du Nord, c’est qu’il présentait des caractères communs à une divinité locale. Il était donc plus aisé pour les populations de se l’approprier et de le reconnaître. 

 

 

 

Bibliographie : 

— LIMAN Hassan, Volubilis, de mosaïque à mosaïque, édition EDDIF. 

— BENABOU M., La résistance africaine à la romanisation, Paris, 1976.

— PICARD, G-C., La civilisation de l’Afrique Romaine, Paris, 1990.

Virginie Despaux, Juliette Martineau et Louis Samperez

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