top of page

Les intellectuels et leur représentation dans les mosaïques du Ie s. ap. J.-C

La représentation des philosophes, thème prisé par les élites intellectuelles


Chaque civilisation dans sa recherche sur les origines du monde a élaboré des mythes, des croyances, des divinités, la mythologie grecque est ainsi une explication apportée par les Grecs à l’existence du monde. On retrouve cette mythologie à travers des récits littéraires et des représentations artistiques comme la mosaïque de Bellérophon monté sur Pégase à Olynthe datée du IVème siècle av. J.-C. Ce patrimoine culturel grec a été l’objet d’inspiration, de protection et de préservation par d’autres civilisations à travers les siècles, c’est ainsi qu’a émergé la notion de philhellénisme, littéralement « amour de la Grèce ».


Pourtant, en Grèce dès le VI° siècle av. J.-C., une pensée plus scientifique visant à expliquer le monde sans l’intervention du « surnaturel » se développe : la philosophie. Héritée des Grecs, les Romains l’ont perçue comme un moyen de se perfectionner dans l'art oratoire, la politique et la jurisprudence. Contrairement aux œuvres grecques mythologiques, les représentations artistiques sur les philosophes sont plus rares et essentiellement sous forme de récits littéraires même si des portraits et des mosaïques de philosophes Grecs ont été retrouvés dans des villas de riches Romains. Au-delà de l‘aspect artistique, ces représentations de philosophes étaient également pour les Romains un moyen d’exprimer et de représenter leur intérêt intellectuel. Cet intérêt s’illustre tout particulièrement dans une mosaïque datée du 1er siècle ap. J.-C. représentant l’Académie de Platon. Cette mosaïque a été retrouvée à Pompéi, cité riche et prospère, possédant un patrimoine issu de la culture grecque, mais également romaine lorsqu’elle devint une colonie romaine 89 av. J.-C.

L’analyse de cette mosaïque de l’Académie de Platon va nous permettre de déterminer la manière par laquelle se traduit le philhellénisme romain dans la représentation des intellectuels. Afin d’étayer cette analyse, nous mettrons en parallèle deux autres mosaïques représentant pour la première une Réunion de Savants et pour la seconde Sept Sages. Cette comparaison permettra de mettre en exergue la manière pour les Romains de représenter les philosophes, et de se questionner sur la naissance d’un nouveau thème de représentation artistique.


La représentation des philosophes, un thème original


Mosaïque de l’Académie de Platon (Ier siècle ap J.-C) ou la mosaïque des Sept Sages


Un exemple parlant de représentation artistique des philosophes grecs est la mosaïque de l’Académie de Platon (1er siècle ap. J.-C) également parfois appelée la mosaïque des Sept Sages. Cette mosaïque a été retrouvée dans la maison privée de Titus Siminius Stephanus, près de la porte du Vésuve. Elle est composée d’une bordure de masque de théâtre, d’éléments végétaux en abondance et de fruits (des festons), c’est un style de bordure très fréquent en mosaïque. La scène représente un groupe de sept personnages, des lettrés et des philosophes grecs, assis sur un banc de marbre semi-circulaire, une exèdre, qui n’est pas représentée ici de manière précise mais sur laquelle on distingue tout de même des pattes de lion. Cette scène nous montre le personnage principal, Platon, touchant un globe avec une baguette, il est vêtu d’une tunique dont un pan resserré passe sur son épaule droite. Sur sa droite se trouvent deux personnages qui, du fait de la position de leurs mains et l’orientation de leurs regards, sont en discussion. Derrière eux se trouve une colonne surmontée d’un cadran solaire. A leur gauche, deux colonnes forment une porte surmontée de quatre pyxides, elle marque l’entrée symbolique d’un lieu sacré. Puis, en arrière-plan, à droite, une ville fortifiée est représentée, elle semble être l’Acropole d’Athènes, ville connue pour être le lieu fondateur de la sagesse (cette interprétation a été mise en doute par K. Gaiser[i], évoquant que si « le cadran solaire fait face au Sud, alors nous voyons le côté sud de l’Acropole, or l’Académie se trouvait au Nord »). Tous les personnages portent la barbe et l’himation, trois personnages tiennent en main un rouleau de papyrus. Le personnage de droite semble être le philosophe grec Héraclide du Pont, il tient un serpent et le sommet de son crâne est recouvert d’un voile, signe d’une appartenance Orientale. Sont également représentés Speusippe, Eudoxe de Cnide, Xénocrate, Aristote et un inconnu.


On peut s’interroger sur l’emplacement de la mosaïque dans cette villa de Titus Siminius Stephanus : andrôn ou encore bibliothèque personnelle du commanditaire. Les mosaïques servaient à marquer le rang social du propriétaire en illustrant des scènes de chasse ou le transport de bêtes sauvages, la représentation ici des philosophes grecs indique que le commanditaire de la mosaïque souhaitait informer qu’il avait des connaissances intellectuelles, peut-être alors cette mosaïque était-elle placée dans une bibliothèque.


La Réunion des Savants




Cette mosaïque, actuellement conservée à la villa Albani (Rome), est une copie de l’Académie de Platon, elle a été trouvée à Sarsina au IIe siècle ap. J.-C. On y voit six savants suivre la leçon dispensée par un personnage se tenant debout sur la droite de la mosaïque. Il fait une démonstration sur un globe placé devant lui avec un bâton, on considère ce personnage comme étant un géographe ou un astronome. La manière dont sont représentés les Sept Sages sur cette mosaïque est très proche de celle de l’Académie de Platon, certaines postures sont semblables bien que certains personnages semblent être simplifiés dans leur représentation. L’arrière-plan quant à lui est quasiment identique, les colonnades fictives sont vraisemblables et des édifices semblent représenter des cabanes. Cette mosaïque est bichrome, elle se différencie de la mosaïque de l’Académie de Platon qui présente plusieurs polychromies. La bordure diffère également de la mosaïque de l’Académie de Platon, avec ici une simple représentation de festons. La mosaïque de la Réunion des Savant semble plus simpliste dans sa composition et dans sa réalisation.


Autre représentation de philosophes (médaillon)




La mosaïque dite des Sept Sages a été découverte à Soueidié, plus exactement à Baalbeck, dans la banlieue sud-est connue durant l’Antiquité comme Héliopolis. Cette cité avait un attrait certain pour la pensée néo-platonicienne et c’est pourquoi cette mosaïque a été retrouvée ornant une salle à manger dotée de lits (klinai) de banquet disposés en « U », les propriétaires de la villa permettaient ainsi un échange entre les convives tout en mettant en valeur leur érudition. Contrairement au titre de la mosaïque, l’œuvre comprend neufs personnages, chacun représenté dans un médaillon. Au centre se trouve Kalliopé, une Muse qui préside l’éloquence et la poésie lyrique. Dans le médaillon du dessus, on retrouve un personnage chauve portant la barbe, il s’agit de Socrate. Les Sept Sages qui se distinguent dans les autres médaillons correspondent aux sept sages de la Grèce Antique : Solon d’Athènes, Thalès de Milet, Bias de Priène, Kléoboulos de Lindos, Périandre de Corinthe, Pittakos de Lesbos et Chilon de Lacédémone.


Le philhellénisme dans la Rome Antique


La Grèce est connue pour avoir été précurseur dans les domaines de l’art, de la philosophie ou bien encore de la science et, c’est pour cette raison que lors des guerres médiques qui opposent les Grecs à l’Empire Perse au début du Vème siècle av. J.-C, voit le jour une volonté de préserver et de protéger la culture grecque, le philhellénisme, littéralement « amour de la Grèce ».


Il ne faut pas confondre hellénisme et philhellénisme. Le premier désigne le développement de la langue et de la culture grecque au Moyen-Orient durant les grandes conquêtes d’Alexandre le Grand, ce dernier voulait réunir l’ensemble des peuples conquis sous une seule et même langue et même culture. C’est durant cette époque hellénistique que l’intérêt pour les philosophes et les intellectuels grecs se développe, notamment à Alexandrie qui devient la capitale intellectuelle du monde méditerranéen, regroupant savants, philosophes et hommes cultivés.


Le philhellénisme s’est ensuite développé essentiellement chez les Romains, contrairement à l’hellénisation par Alexandre le Grand qui souhaitait étendre l’adoption du mode de vie Grec, les Romains ont préféré essentiellement exploiter et développer les richesses culturelles, scientifiques et intellectuelles grecques. On peut d’ailleurs différencier deux principaux types de philhellénisme chez les Romains : le premier concerne le peuple Romain, il est essentiellement basé sur l’aspect religieux avec notamment l’apparition de rites de sacrifice, d’offrandes et de prières. Le deuxième concerne des classes romaines les plus aisées avec un intérêt tout particulier pour la culture intellectuelle et linguistique, ils bénéficient d’une éducation bilingue et acquièrent ainsi l’art de la rhétorique, utile pour ceux qui se destinent à des carrières politiques qui n’hésitent pas parfois à parfaire leur éducation en se rendant en Grèce auprès de philosophes.


Paradoxalement l’art grec n’est pas prisé dans sa totalité par les Romains, les danses, musiques et les chants sont perçus comme trop populaires, à l’inverse, les sculptures, peintures ou mosaïques deviennent des modèles de représentation artistique appréciés. Si le développement de la mosaïque eut lieu en Grèce durant l’époque classique, ce fut essentiellement sous forme de mosaïque de pavement, composées de petits galets et cailloux noirs, blancs ou rouges, au sein de monuments publics par la représentation de thèmes iconographiques, nilotiques ou simplement végétatifs. Les Grecs en avaient fait également un choix de décoration pour les maisons privées, principalement dans l’andrôn (partie de la demeure réservée aux hommes) afin que le maître de maison puisse exposer son intérêt pour l’art, le plus souvent mythologique, auprès de ses invités.


Les Romains, en développant l’utilisation des mosaïques non plus seulement de pavement mais également murales, ont diversifié en outre les thèmes de représentation : chasse, vie quotidienne, scènes historiques, sont devenus des thèmes courants. La mosaïque faisait partie intégrante des intérieurs, de sorte que le choix des sujets étaient souvent suggéré par la fonction de la pièce : scène mythologique dans les temples, scènes marines dans les thermes, athlètes dans les palestres, les chiens dans les vestibules, les natures mortes et scènes dionysiaques dans les andra, les scènes érotiques dans les chambres conjugales et les scènes intellectuelles dans les bibliothèques.


Au début de la période impériale vers 25 av. J.-C, l’art de la mosaïque était très répandu en Orient et aucune résidence de luxe n’échappait à ce type de décor. Les grandes villes abritaient des ateliers de mosaïstes comme Pompéi ou Herculanum, tandis que les localités plus modestes recouraient aux services d’artisans itinérants. Les panneaux figuratifs étaient exécutés en atelier, puis vendus sur le marché des œuvres d’art. Les Romains en s’inspirant de cet art grec ont su également réinventer la composition des mosaïques en y intégrant des tesselles issues de matériaux plus riches comme le marbre, la céramique ou le verre, qui présentaient l’avantage d’être de plus petite taille et de forme cubique pour permettre d’affiner les détails des mosaïques. Cette invention a poussé certains artistes à perfectionner le réalisme des mosaïques, notamment Sôsos de Pergame, mosaïste qui réalisa asarotos oïkos ou « la chambre mal balayée », mosaïque de pavement en trompe l’œil qui donnait l’illusion que le sol était jonché de restes de repas.


Bien qu’il y eu peu des mosaïques aux thèmes intellectuels retrouvées, la représentation de philosophes grecs chez les Romains était également présente sous forme de bustes ou de portraits, en effet les Romains accordaient davantage d’importance à la représentation du visage qu’ils jugeaient plus réaliste. On peut tout de même se poser la question du faible nombre de représentations artistiques représentant les intellectuels ou les philosophes en comparaison à la place importante qu’ils occupaient dans la société grecque et romaine.


L’importance relative des intellectuels auprès de l’élite face au peu de représentation


Les philosophes, dès la période classique en Grèce, ont un rôle unique et précis. Des écoles philosophiques se mettent en place et le savoir se transmet aux plus jeunes, la pensée humaniste se développe également. Chez les Romains, le rôle de la philosophie est différent, elle est utilisée comme un instrument, un moyen de se perfectionner dans l’art politique et oratoire. La place des intellectuels grecs occupe une place importante, les philosophes forment les futurs sénateurs, ils rencontrent également les magistrats, ils donnent des conférences et dispensent des cours dans les écoles athéniennes. Des jeunes se rendent progressivement à Athènes ou à Rhodes pour y parfaire leur éducation. Sous domination romaine, certains philosophes sont pris sous la protection des classes aisées, à l’instar de M. Pupius Piso qui disposait chez lui du philosophe Staséas de Naples. Ce dernier était installé à demeure tout en conservant une certaine liberté d’action en tant qu’auteur et professeur. Les philosophes occupent une place importante chez les Romains, cela s’illustre notamment avec le rapport entre Scipion et le philosophe Panétius, ce dernier était invité à accompagner le général Romain pendant une grande ambassade qu’il dirigea dans l’Orient Grec. La présence d’un philosophe grec rendait hommage à la culture grecque et rendait plus significatives les vertus de dignité des hommes d’État Romains.


Si pour les Romains la beauté était d’abord liée à l’utilité, ils approuvaient les représentations artistiques lorsqu’elles se révélaient utile pour la communauté en matière judiciaire, politique ou religieuse. Dans la représentation artistique, la philosophie était un thème qui se développait essentiellement dans un milieu intellectuel développé, les élites romaines aimaient à prétendre pouvoir rivaliser avec les Grecs sur l’art oratoire. La représentation des philosophes et des intellectuels a donc indéniablement constituée un nouveau thème de représentation artistique, mais étant destiné aux plus hautes élites de la civilisation Romaine, ce thème ne s’est pas popularisé au point de devenir un thème courant utilisé pour les décors de maisons ou d’édifices publics.


Conclusion


Le philhellénisme des élites romaines a eu pour particularité un attrait pour les philosophes grecs, notamment pour l’art de la rhétorique et du savoir, nous avons pu le constater dans la mosaïque de l’Académie de Platon et celle de la Réunion des Savants, qui, derrière leur aspect décoratif, ont une symbolique intellectuelle. Le thème de la représentation des philosophes et des intellectuels dans la mosaïque durant la Rome Antique était donc peu démocratisé et essentiellement utilisé par les classes les plus aisées qui souhaitaient ainsi exprimer et représenter leur intérêt pour le savoir et la culture intellectuelle grecque. Ce thème va perdurer et sera repris notamment à la Renaissance par Raphaël en 1512 dans la fresque de l’Ecole d’Athènes. Si les représentations artistiques qui nous parviennent aujourd’hui sur les philosophes et les intellectuels Grecs sont si peu nombreuses, cela est sans doute dû à l’intérêt relatif que portaient les mêmes intéressés sur l’idée qu’ils puissent être représentés picturalement. Comme le soutenait Socrate dans le Phèdre, « Les œuvres picturales paraissent comme vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence », sans doute que ce dernier ne voyait dans les représentations artistiques qu’un moyen d’utiliser l’image des intellectuels tout en leur ôtant la parole, une contradiction quand on sait que les philosophes étaient reconnus pour leur savoir et leur rhétorique.


Article rédigé par A. DELAGE Décembre 2016

[i] K.Gaiser, Das Philosophenmosaik in Neapel, Eine Darstellung der platonischen Akademie [=Abhandlungen der Heidelberger Akademie der Wissenchaften, Phil.-hist. Klasse, Jahrgang 1980, 2. Abhandlung], Heidelberg, 1980, p.29-30

Images :

  1. Mosaïque de l’Académie de Platon, Naples, musée archéologique, inv. 124545 ; image trouvée sur Wikipédia

  2. Mosaïque de Sarsina Villa Albani Rome

  3. Mosaïque des Sept sages IIIe siècle, Baalbeck

Bibliographie

Balty J., La mosaïque antique au Proche-Orient : chronologie, iconographie, interprétation, Les Belles Lettres, Paris, 1995,

Billot M-F , 1994 , s.v, Académie, 4. Représentation de l’Académie [dans] Dictionnaire des philosophes antique, R. Goulet [éd.], vol. I, Paris, 693-789

Busine A, Les Sept Sages de la Grèce antique, de Boccard, Paris, 2002

Ferrary J-L, Philhellénisme et impérialisme : aspects idéologiques de la conquête romaine du monde hellénistique, Ecole Française de Rome, Rome, 1988

Inglebert, H. Histoire de la civilisation romaine, 2005, Collection : Nouvelle Clio, Éditeur : Presses Universitaires de France

Lancha J., Mosaïque et culture dans l'Occident romain : (Ier-IVe s.), L'Erma di Bretschneider , Rome, 1997

Maiuri, Amedeo, Pompéi, Istituto poligrafico dello Stato, Libernia dello Stato , Rome, 1957

Pappalardo U., Mosaïques grecques et romaines, Citadelles et Mazenod, Paris, 2010

Van Andringa, W. Pompéi : mythologie et histoire, CNRS éditions, Paris, 2013

Webographie

Blanchard-Lemée M., Blanchard A. « Épicure dans une anthologie sur mosaïque à Autun », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Volume 137 Numéro 4, 1993, pp. 969-984 (article disponible sur http://www.persee.fr/)

Hoët-Van Cauwenberghe C., Empire romain et hellénisme : bilan historiographique, Presse Univ. De Franche-Comté, 2011, Supplément 5 (article disponible sur https://www.cairn.info/)

Quet M.-H., « Naissance d'image : la mosaïque des Thérapénides d'Apamée de Syrie, représentation figurée des connaissances encycliques, " servantes " de la philosophie hellène », Cahiers du Centre Gustave Glotz Volume 4 Numéro 1, 1993, pp. 129-187 (article disponible sur http://www.persee.fr/)

Rashed M., La Mosaïque des philosophes de Naples, une représentation de l’Académie de platonicienne et son commanditaire », in C. Noirot et N. Ordine (eds), Omnia in Uno, Hommage à Alain-Philippe Segonds, Paris, 2012, p. 27-49 (article disponible sur https://www.academia.edu/)


Featured Review
Revenez bientôt
Dès que de nouveaux posts seront publiés, vous les verrez ici.
Tag Cloud
Pas encore de mots-clés.
bottom of page